QUAND LA FORMATION ASG DEVIENT UN MIROIR 2/3 – Apprendre à écouter vraiment
« Entre Ce que je pense, Ce que je veux dire, Ce que je crois dire, Ce que je dis, Ce que vous avez envie d’entendre, Ce que vous entendez, Ce que vous comprenez… il y a dix possibilités qu’on ait des difficultés à communiquer. Mais essayons quand même… »
Bernard Werber
« Knowledge speaks, wisdom listens »
« La connaissance parle, mais la sagesse écoute. »
Jimi Hendrix
L’ILLUSION DE LA COMPETENCE
Très vite dans la formation aborde un sujet que je croyais maîtriser, l’écoute.
Après tout, c’est vrai, j’ai deux oreilles, certes décollées et abimées par de trop longues sessions de musique forte au casque, mais qui fonctionnent.
Je peux hocher la tête pour acquiescer. Je peux répondre à un résident ou lui poser des questions. D’un point de vue mécanique, tout est en place.
C. Frenot nous parle d’écoute active, de reformulation, de questionnement ouvert, de Validation.
Je ressens quelque chose de grisant. L’impression d’avoir enfin trouvé la formule de la potion magique. Je vois ça comme une boîte à outils puissante avec laquelle je pourrais « gérer » toutes les situations.
Je me lance tête baissée dans l’expérimentation.
Ça a été une révélation brutale.
Je ne savais pas écouter. Mais alors pas du tout.
En réalité, je venais de tomber dans le piège d’un autre biais cognitif que j’aurais pu citer précédemment, l’effet Dunning-Kruger.
Ce phénomène décrit la tendance qu’ont les personnes peu expérimentées à surestimer leurs compétences, précisément parce qu’elles manquent encore des repères pour mesurer ce qu’elles ignorent.
C’était moi, exactement.
Je croyais savoir écouter parce que je croyais que l’écoute, c’était simplement se taire ou vite trouver des solutions pendant que l’autre parle.
J’étais sincère, mais aveugle à tout ce que je ne savais pas encore.
J’ai appris à mes dépens…
Les trois pièges de la fausse écoute
1) Vouloir rassurer trop vite
Une résidente me dit un jour : « Je suis foutue. J’ai mal partout, je ne vaux plus rien ! »
Réflexe immédiat : « Mais non, vous faites encore plein de choses ! Regardez, ce matin vous avez marché jusqu’à la salle à manger, vous avez mangé seule… »
J’énumère tout ce qu’elle réussit encore à faire. Je suis passé en mode préparateur mental pour sportif de haut niveau. Sauf qu’elle a 90 ans, mal partout, et la tête qui se vide peu à peu !
Ça partait d’une bonne intention. Je croyais l’encourager, lui redonner confiance, lui montrer qu’elle avait encore de la valeur.
Mais ce qui s’est passé, c’est tout l’inverse.
Elle s’est tue.
A soupiré.
Le regard vide.
Je lui avais envoyé le message : « Oui, oui d’accord, mais tais-toi ! Ce que tu ressens n’a pas de valeur, tout va bien… »
En voulant la rassurer, j’ai nié sa douleur, j’ai nié sa fragilité. Elle n’avait pas besoin d’être corrigée, mais d’être reconnue. Elle n’attendait qu’une chose de moi.
Du temps, de la présence, de l’écoute.
Ce jour-là, j’ai compris que rassurer n’est pas toujours aider. Parfois, la vraie aide, c’est de rester là, simplement, et de dire : « Je vous entends. Bien sûr, ce que vous ressentez a du sens… »
2) Ramener à moi
Une résidente quasi quotidiennement fait un plongeon rétrograde. Son père est mort et elle a loupé l’enterrement. Il me dit qu’il lui a appris à jouer au foot et qu’elle adore ça sur un ton mêlant tristesse et nostalgie.
Ça fait résonance en moi. Je nous trouve un point commun. Mon père est toujours là, mais il m’a aussi appris à jouer.
Et je me surprends à dire : « Tiens, ça me rappelle quand moi aussi… »
Alors je raconte mon expérience. Et en bonus, comme je suis généreux (pas toujours pertinent dans ce cas précis), je me souviens plus je crois que je lui donne même un conseil du genre « vous devriez… »
Je croyais aider, partager, créer du lien avec une passion commune.
En réalité, je venais de détourner la lumière des projecteurs. L’attention n’était plus sur elle, mais sur moi. Bonjour l’égo…
Écouter, ce n’est pas échanger. Ce n’est pas « parler à tour de rôle ». C’est offrir un espace à l’autre, sans y poser son empreinte.
Aujourd’hui, avant de parler, je me pose une question simple : « Est-ce que ce que je vais dire sert l’autre, ou sert mon besoin de me raconter ? »
Si c’est le second, je me tais. Enfin j’essaie. Parce que concrètement, c’est le piège de l’écoute que j’ai le plus de mal à éviter…
3) Combler les silences
Celui-là aussi est pas mal.
Le soignant agit dans un environnement rythmé par l’urgence, la répétition et la performance. Même en UP, où j’ai plus de temps, je dois dans une certaine mesure « tenir le planning ». Et même avec l’âge, j’ai tendance à souvent être « tout feu, tout flamme » et je n’arrive pas toujours à me canaliser.
Le résident, lui, vit dans un temps ralenti, parfois désorganisé, où chaque geste demande une économie d’énergie et chaque phrase, un effort de construction mentale.
Ce décalage de temporalité rend l’écoute particulièrement exigeante.
Le silence, en EHPAD, prend souvent mille visages, l’hésitation, la fatigue, la confusion, la lenteur.
Et moi, en mode Gilbert Bécaud du soin, qui ai toujours considéré qu’il fallait que j’apporte de la vie, du rythme (mon rythme), je me précipitais pour « aider », pour remplir ce vide.
Mais ce vide, justement, faisait partie du langage du résident.
Le silence inconfortable
La personne se tait. Je me sens mal, je suis impatient. Alors je parle. Je dis n’importe quoi, juste pour que ça continue.
Mais ce faisant, je vole un espace essentiel, celui où l’autre respire, cherche, se rassemble.
Compléter les phrases
Une résidente dit : « Je me sens… je ne sais pas… c’est comme si… »
Et moi, empressé : « Fatiguée ? »
Elle répond « oui », par politesse.
Mais je sais, je sens que ce n’est pas juste, que j’ai tapé à côté. Peut-être voulait-elle dire « vide », « triste », « seule ». Je n’en sais rien en fait. J’ai plaqué mon mot, ma projection sur son émotion.
Pourquoi je fais ça ? Par impatience. Par peur du silence. Par désir sincère d’aider. Et par besoin de comprendre vite.
Mais en voulant « deviner », je passe à côté de ce qui aurait pu se dire.
Chez une personne désorientée, ces interventions sont encore plus risquées car la suggestibilité est forte.
Elle finit par répéter mes mots, et je crois avoir compris. Alors que j’ai juste projeté.
CE QUE J’ESSAIE DE FAIRE MAINTENANT
La formation m’a donné des outils concrets, en particulier au travers de la Validation de Naomi Feil, pour transformer mon écoute.
Me centrer avant toute interaction Essayer de redescendre en pression. Me calibrer sur le rythme de la personne.
Supporter le silence Respirer. Me dire : « Elle cherche. » Compter jusqu’à 10 avant d’intervenir.
Reformuler sans interpréter « Vous avez du mal à trouver les mots, peut-être ? » (et non « vous êtes triste ? »)
Poser une question ouverte « Qu’est-ce qui se passe pour vous, en ce moment ? » « Comment vous sentez-vous ? » « Qu’est-ce qui vous traverse, là, maintenant ? »
Valider l’effort, pas le contenu « C’est difficile de dire… je vois, mais je suis là, prenez le temps. »
Accepter de ne pas tout comprendre L’essentiel n’est pas de trouver le mot juste, mais d’offrir un espace juste.
Ce que signifie vraiment écouter
Après avoir identifié tous ces pièges, une question m’est venue.
Alors, c’est quoi, écouter ?
Et la réponse, aussi simple que déroutante.
Écouter, c’est accueillir sans vouloir changer.
Accepter d’entendre la plainte sans chercher à la réparer.
Écouter, ce n’est pas consoler. Ce n’est pas trouver une solution. C’est tenir compagnie à la souffrance sans vouloir la faire taire.
Quand une résidente me dit « Je suis foutue », ma tâche n’est pas de la contredire. Comment contredire cette évidence ? Mon rôle est de reconnaître sa détresse, d’y être présent sans y rajouter mes peurs.
Dans la relation d’aide, je crois que ça vient de Carl Rogers, c’est ce qu’on appelle l’acceptation inconditionnelle, c’est le socle de l’accompagnement centré sur la personne.
Laisser l’autre aller jusqu’au bout de son propos
Même si c’est confus. Même si c’est lent. Même si, intérieurement, je crois déjà savoir.
La personne âgée ne cherche pas toujours à être comprise. Souvent, elle cherche à être accompagnée jusqu’au bout de sa phrase.
Et parfois, ce bout-là, c’est le silence.
Supporter le silence sans le combler
Ces moments de blanc sont des respirations, pas des échecs. Ils permettent à l’émotion de se déposer, à la mémoire de remonter.
Dans ces silences, quelque chose se passe, mais sans mots.
Mon rôle encore une fois. Ne pas fuir. Rester là, en présence. Corps calme, regard ouvert, esprit tranquille.
Je suis un pilier pour le résident, pas une tornade qui emporte tout sur son passage.
Poser des questions pour ouvrir, pas pour orienter
Dans mes notes de formation, j’ai écrit : « Les questions fermées ferment, les questions ouvertes ouvrent. »
Poser la bonne question, c’est offrir une direction sans imposer de sens. C’est inviter l’autre à explorer, pas à confirmer ce que je crois savoir.
L’ECOUTE COMME POSTURE INTERIEURE
L’apprentissage est sans fin et très difficile pour moi. Je retombe encore et toujours dans mes vieux travers.
La différence, c’est qu’aujourd’hui, je m’en rends compte. Et ce simple « je me rends compte » change tout.
Parce qu’au fond, écouter n’est pas tellement une technique. C’est une posture intérieure.
Une posture congruente, où ce que je pense, ce que je ressens et ce que je montre sont alignés. Et c’est cette cohérence silencieuse que l’autre perçoit.
Dans la relation de soin, cette écoute-là est peut-être notre geste le plus humain.
Elle ne soigne pas toujours, mais elle relie.
Elle ne répare pas, mais elle reconnaît.
Et souvent, c’est déjà immense.
Dernière chose que je voudrais rajouter pour clore ce chapitre sur l’écoute et montrer l’extrême difficulté de cette pratique.
En 20 ans de soin, je n’ai pas souvenir d’avoir rencontré un soignant (médical ou non médical) qui « dans le feu de l’action » (la précision est importante), incarnait vraiment cette posture d’écoute. Et vous ?
