L’ILLUSION DU TOUT-RELATIONNEL 3/3 – La réconciliation impossible à éviter
Pendant quelques semaines, j’ai résisté.
Je ne voulais pas lâcher ma conviction première. Que la relation était le cœur du soin. Que tout le reste, la technique, les protocoles, les connaissances cliniques n’était que secondaire, périphérique dans l’accompagnement en gériatrie et plus spécifiquement en UP.
Mais l’évidence s’imposait, têtue, répétée, indiscutable.
On ne peut pas choisir son camp.
Relationnel ou clinique ? Faux débat. Fausse alternative.
Les deux sont indissociables.
Et j’allais le comprendre de la pire des manières : par l’échec.
QUAND L’ENVIE DE BIEN FAIRE CRÉE DU MAL-ÊTRE
L’erreur du début
Je pense que c’est un écueil qui touche beaucoup de soignants au Cantou.
Vouloir « mettre le feu ».
Quand je suis arrivé au Cantou, j’étais persuadé qu’une animation collective devait mettre l’ambiance. Faire en sorte que ce soit la « fête ». Apporter de la vie dans ce lieu parfois trop silencieux.
J’ai donc testé, dans cette période charnière d’après-goûter, une animation musicale.
Le principe était simple.
Je préparais une liste d’une quinzaine de chansons.
Pour chaque chanson, comme pour un pendu, j’écrivais les premières lettres du prénom et du nom de l’artiste et celles du titre. Je lançais la musique, j’attendais un peu, je stoppais, et j’essayais de faire deviner aux résidents qui chantait et le titre. Puis on écoutait l’intégralité de la chanson.
Dans ma tête, c’était parfait. De la musique qu’ils connaissent. Un jeu collectif. De l’ambiance.
Les premières fissures
Mais plusieurs problèmes sont apparus rapidement.
D’abord, c’était toujours les mêmes qui répondaient. Les plus vifs cognitivement, les plus à l’aise. Les autres se taisaient. Je créais sans le vouloir une animation où la majorité silencieuse était mise en échec.
Contre-productif.
Je voulais créer un moment collectif joyeux. Et je faisais tout, sans m’en rendre compte, pour en exclure certains.
Ensuite, j’étais mentalisé pour qu’il y ait de l’ambiance. Si je ne voyais pas beaucoup de réactions, je considérais que c’était un échec. Alors j’en faisais encore plus pour que les résidents « s’amusent ». Je mettais le volume plus fort. Je montrais plus d’enthousiasme. Je relançais sans cesse.
FAUX sur toute la ligne.
La catastrophe programmée
Je créais de l’agitation. Je semais les graines pour mettre certains résidents en surcharge émotionnelle et ouvrir la porte à des troubles réactionnels. Et c’est exactement ce qui s’est passé.
Des résidents qui se mettaient à crier. D’autres qui se levaient brusquement, désorientés. Une tension palpable qui montait dans la pièce.
Je ne comprenais pas. J’avais tout fait pour que ça soit bien. J’avais mis mon énergie, ma bonne humeur, mon envie de leur faire plaisir.
Mais c’était précisément ça, le problème.
L’ajustement instinctif
Face à cet échec répété, j’ai compris qu’il fallait changer quelque chose. Mon intuition me disait que cette approche ne fonctionnait pas. Mais je ne savais pas POURQUOI.
J’ai donc adapté, à tâtons.
Au lieu du jeu musical stimulant, j’ai proposé des biographies musicales. Le principe : je lis la biographie d’un artiste (Piaf, Trenet, Brassens, etc.) et j’entrecoupe la présentation avec cinq ou six de ses plus grands titres.
Ce format m’a tout changé.
Pourquoi ? Parce qu’il me donnait un contrôle sur la « disponibilité » des résidents.
Si je sentais qu’une chanson les activait trop, qu’ils commençaient à s’agiter, à parler fort, à sortir de cette bulle apaisée, je pouvais revenir au texte. Reprendre la biographie. Ralentir le rythme.
Le texte devenait mon outil de régulation. Un espace de pause. Un moment pour faire redescendre l’énergie avant de repartir sur une chanson plus douce.
À l’inverse, si je voyais qu’ils étaient trop passifs, trop endormis, je pouvais relancer avec une chanson plus entraînante. Doser. Ajuster en temps réel.
Mais je devais rester vigilant sur le choix de l’artiste et des morceaux.
À court d’idées après avoir épuisé tous les chanteurs de leur époque, je me suis aventuré vers France Gall, Claude François et consorts. Erreur. Certaines de ses chansons restaient trop rythmées, trop entraînantes pour la fin d’après-midi.
J’ai donc dû trier. Sélectionner. Parfois même arrêter une chanson en plein milieu si je sentais que ça basculait.
L’intuition qui précède la connaissance
Ce que je faisais là, sans le savoir, c’était réguler quelque chose.
Mais quoi ?
J’avais capté intuitivement qu’il fallait accompagner les résidents vers l’apaisement en fin de journée. Que trop d’énergie créait de la surcharge. Que mon rôle était de les aider à redescendre, pas de les exciter.
Mais c’était flou. Instinctif. Fragile.
Je ne comprenais pas les mécanismes sous-jacents. Je tâtonnais. Je bricolais.
Et puis, la formation ASG est arrivée.
LA RÉVÉLATION – LE SYSTÈME NERVEUX AUTONOME
Un jour, en formation, on nous a expliqué le fonctionnement du système nerveux autonome.
Le système sympathique et le système parasympathique.
Et là, tout s’est éclairé.
Ah ! Donc c’était ça.
Le sympathique, c’est l’activation, l’éveil, la mobilisation. Il prépare le corps à l’action. C’est l’accélération.
Le parasympathique, c’est le repos, la digestion, la récupération. Il ramène le calme. C’est le freinage.
En début de journée, il faut stimuler le sympathique, lumière, mouvement, activités dynamiques. Ça aide les résidents à émerger, à se mettre en route.
En fin de journée, il faut favoriser l’activation du parasympathique, lumière tamisée, musique douce, activités calmes. Ça prépare au repos, au repas, au coucher.
La compréhension rétrospective
Soudain, mon erreur initiale prenait tout son sens.
Vers 17h, les résidents ont BESOIN de redescendre en activation parasympathique. Leur corps se prépare au repos du soir. Leur système nerveux a besoin de calme, de douceur, de lenteur.
Et moi, au début avec mon jeu musical survitaminé, qu’est-ce que je faisais ?
Je les bombardais de stimulations. Musique rythmée, volume élevé, sollicitations constantes. Je les maintenais en activation sympathique alors que leur organisme appelait l’inverse.
Mon objectif de « mettre l’ambiance » n’était pas juste inadapté. Il était physiologiquement nocif. Mon animation devenait anxiogène.
Je créais une dissonance entre ce que leur corps demandait et ce que je leur imposais.
Pourquoi les biographies musicales fonctionnaient
Et soudain, je comprenais aussi pourquoi les biographies musicales marchaient mieux.
Parce qu’en revenant régulièrement au texte, en ralentissant le rythme, en baissant l’intensité sonore, je permettais au système parasympathique de reprendre le dessus.
Je ne les maintenais pas dans une activation constante. Je créais des alternances. Des respirations. Des moments de calme entre les stimulations.
Sans le savoir, j’avais instinctivement appliqué un principe physiologique fondamental.
Mais maintenant, je le SAVAIS. Je le comprenais. Je pouvais le nommer.
Mon atelier de 16h45 à 17h30, désormais, je ne le construis plus au hasard. Je le calibre consciemment. Je ne fais rien de trop stimulant. Je favorise le retour au calme, la redescente. Pas de jeux compétitifs, pas de musique trop rythmée. Plutôt de la lecture à voix haute (les contes !), des échanges apaisés, etc.
Résultat : les résidents arrivent aux repas plus détendus. La mise en pyjama se passe mieux. Le coucher aussi.
Encore une fois, même si j’utilise les bonnes « pratiques », il arrive toutes les semaines que des résidents souffrent de troubles productifs. C’est la maladie qui a toujours le dernier mot.
La transformation de la pratique
En tous cas, la formation ASG avait fait quelque chose d’essentiel.
Elle avait transformé mon intuition en connaissance, mon bricolage en méthode.
Je ne tâtonnais plus. J’appliquais un principe. J’avais une boussole.
Et cette boussole changeait tout.
L’INCIDENT AVEC LA FAMILLE
Une anecdote illustre parfaitement cette nouvelle compréhension.
Un jour, pendant une animation musicale, les petits-enfants d’un résident étaient là. Ils m’ont pris pour un jukebox et m’ont demandé de passer une chanson, pas prévue dans mon programme.
J’ai voulu leur faire plaisir.
Erreur.
La chanson était trop rythmée. Trop de sonorités, un nombre de BPM trop élevé. Les petits-enfants ont basculé en mode « boum ». Ils chantaient fort, parlaient fort, bougeaient partout.
Devant le décalage avec les résidents, certains se crispaient, d’autres se fermaient, j’ai dû gentiment procéder à un recadrage. Ils l’ont très bien pris.
Mais ça m’a fait réfléchir. Peut-être que leur réaction venait du malaise face à la lenteur de l’EHPAD. L’envie de mettre de la vie. Alors que globalement, en tout cas à certains moments de la journée, c’est à nous de nous caler sur le rythme des résidents. Pas l’inverse.
Sur leur rythme physiologique.
Ce que j’ai compris avec les familles
Cette expérience m’a aussi appris quelque chose sur l’accompagnement des familles.
Il m’est arrivé plusieurs fois de leur dire de baisser le volume, de leur proposer des astuces pour améliorer la communication avec leur proche. Quand c’est appuyé sur de la connaissance technique. « En fin de journée, son système nerveux a besoin de calme pour se préparer au repos », avec bienveillance et sans m’immiscer dans leur histoire, ça passe super bien.
Ils sont reconnaissants. Et je pense que ça les rassure aussi de voir que malgré le bordel que peut être parfois l’UP, il y a des soignants qui savent ce qu’ils font.
Enfin, à peu près ce qu’ils font. Parce que quand c’est le chaos, soyons honnêtes, on courbe l’échine et on attend que ça passe.
CE QUE CET ÉCHEC M’A APPRIS
Cette expérience illustre parfaitement ce que je découvrais alors.
L’envie de bien faire, le relationnel, les savoir-être ne suffisent pas pour bien accompagner les personnes atteintes de démence.
On peut, sans le vouloir, être le déclencheur d’un mal-être chez le résident qui est souvent sur la corde émotionnellement.
C’est ma méconnaissance du fonctionnement du système nerveux qui m’a induit en erreur. Pas mon manque de bienveillance. Pas mon manque d’empathie. Pas mon manque d’intention.
Mon manque de savoir.
Et ce savoir, je ne pouvais pas l’inventer. Je devais l’apprendre.
J’avais eu la chance d’ajuster instinctivement ma pratique. Mais c’était fragile. Ça aurait pu ne pas arriver. J’aurais pu continuer à faire du mal en croyant faire du bien.
La connaissance avait transformé mon intuition incertaine en pratique maîtrisée.
LES THERAPIES NON MEDICAMENTEUSES NE FLOTTENT PAS DANS LE VIDE
Les TNM, Validation, animations diverses, musicothérapie, approches sensorielles, etc., sont puissantes. Je le crois toujours. Je le constate tous les jours.
Mais elles ne flottent pas dans le vide.
Elles s’appuient sur une compréhension médicale, neurologie, psychologie, pharmacologie, physiologie.
Un résident agité parce qu’il a mal, on ne le calmera pas avec deux chèvres et un lapin au cours d’une séance de médiation animale. Il faut d’abord repérer la douleur, l’évaluer, la traiter.
Un résident confus à cause d’une infection urinaire débutante, on ne le rassurera pas durablement avec de la musicothérapie. Il faut d’abord identifier l’infection, alerter le médecin, traiter.
Les TNM complètent le médical. Elles l’enrichissent. Elles l’humanisent. Mais elles ne le remplacent pas.
LA PRÉCISION DANS L’INCERTITUDE
Ce que la connaissance médicale apporte, c’est de la précision dans un monde d’incertitude.
Les troubles cognitifs, la démence, l’accompagnement de fin de vie… tout cela baigne dans l’incertitude. On ne sait jamais vraiment ce que la personne comprend, ressent, vit. On tâtonne, on ajuste, on interprète.
Mais cette incertitude ne doit pas nous dispenser de savoir.
- Savoir comment fonctionne le cerveau atteint de démence.
- Savoir comment les médicaments agissent et interagissent.
- Savoir comment le corps vieillit, se fragilise, se défend.
- Savoir que…
Ce savoir ne nous donnera jamais de certitude absolue. Mais il réduit les angles morts. Il affine notre regard. Il nous évite de passer à côté de l’essentiel.
RÉCONCILIER SANS RENONCER
Accepter cette réconciliation n’a pas été facile.
Je craignais de trahir ma conviction initiale. Peur de rejoindre le camp des « techniciens du soin », ceux qui appliquent des protocoles sans âme.
Mais j’ai compris que ce n’était pas un choix binaire.
On peut et on doit être à la fois relationnel ET clinique.
Présent ET compétent.
Empathique ET rigoureux.
Les deux jambes du soignant. On ne peut pas avancer avec une seule.
LE REJET DU BINAIRE
Cette prise de conscience correspondait aussi à mon état d’esprit plus large.
Je déteste les raisonnements binaires du monde d’aujourd’hui.
Pour ou contre. Noir ou blanc. Jamais gris.
On ne réfléchit pas assez. On manque de nuance. On se réfugie dans des positions tranchées parce que c’est plus simple, plus confortable, plus rassurant.
Mais la réalité, elle, est complexe.
Le soin est complexe.
Il ne se réduit ni à la technique pure, ni à la relation pure.
Il se tient dans la tension entre les deux. Dans l’articulation. Dans l’équilibre instable qu’il faut sans cesse recréer.
MON CHEMIN VERS LA MATURITÉ PROFESSIONNELLE
Aujourd’hui, voici comment je définirais ma vision du soin gériatrique.
Grandir professionnellement, c’est accepter la complexité du soin.
C’est passer de la naïveté, croire que la relation suffit, à la lucidité.
Comprendre que la relation et la compétence sont indissociables.
C’est reconnaître que nous n’avons pas toutes les réponses, mais choisir d’affiner sans cesse notre regard.
C’est refuser les simplifications, les slogans convenus et les certitudes rassurantes.
Le soin n’est pas un mot qu’on brandit. C’est une pratique vivante, façonnée par la rencontre entre une personne fragile, vulnérable et un professionnel compétent, attentif et pleinement présent.
LA FIN DE L’ILLUSION
À la fin de ce premier semestre 2025, je ne crois plus que la relation suffit.
Je sais maintenant qu’elle est nécessaire mais pas suffisante.
Qu’elle doit s’articuler avec un savoir clinique solide, un regard affûté, une capacité d’observation et d’analyse.
Cette prise de conscience m’a déstabilisé. Mais elle m’a aussi ouvert une porte.
Parce qu’en acceptant que je ne savais pas tout, que mes convictions initiales étaient incomplètes, j’ai ouvert un espace pour apprendre vraiment.
Pas seulement des techniques. Pas seulement des protocoles.
Mais quelque chose de plus profond, que la formation ASG allait peu à peu révéler :
On ne peut pas soigner l’autre si on ne se connaît pas soi-même.
Et c’est cette découverte-là qui allait tout changer.
