L’ILLUSION DU TOUT RELATIONNEL 2/3 – Les premières fissures

L’arrivée des faisant fonction n’échappe pas à la crise de recrutement.

Comme partout dans l’EHPAD, les postes d’aides-soignants restent vacants des mois. Alors on recrute des faisant fonction, des gens sans diplôme, sans formation initiale, mais motivés et disponibles.

Sur le papier, c’est une solution. Dans les faits, c’est un pari.

Certains sont formidables. Ils apprennent vite, posent des questions, observent les anciens, compensent leur manque de technique par une présence authentique.

D’autres… sont gentils. Très gentils, sont en transition dans leur vie et viennent parfois simplement chercher un emploi alimentaire

Mais être gentil ne suffit pas.

QUAND LA BIENVEILLANCE NE SUFFIT PAS

A l’époque où j’étais encore côté Ehpad classique, je me souviens d’une jeune collègue qui a depuis changé de métier. Elle était souriante, toujours volontaire. Vraiment très gentille. Elle était appréciée de tous, résidents comme collègues.

Un matin, je distribue un plateau repas dans une chambre à Madame G. qui reste alitée, H24, parce qu’elle est incapable de tenir une position confortable sur un fauteuil roulant, en raison de douleurs dues à des raideurs articulaires, et un tonus musculaire défaillant.

Je réinstalle Mme pour qu’elle puisse être à l’aise pour manger seule aisément et en toute sécurité.

Elle se plaint alors d’une gêne au pied.

En soulevant doucement la jambe, je remarque une rougeur importante au talon. Rien de grave encore, mais les premiers signes d’une escarre sont là.

Ma collègue qui lui avait fait la toilette, très peu de temps avant, n’avait pas vu.

Pas par négligence, mais parce qu’elle ne savait pas encore où regarder, ni à quelle vitesse ces choses-là peuvent évoluer.

Elle n’avait probablement jamais entendu parler des complications liées au décubitus et des surveillances que ça implique.

Elle ignorait qu’une peau fragile se marque très vite, qu’un geste doux, un repositionnement, un regard attentif peuvent tout changer. Et aussi que ce genre de « détail » est à signaler de vive voix à l’infirmier et à tracer pour la continuité des soins.

Elle avait pris soin d’être gentille avec Madame G. Ce qui est déjà beaucoup.
Mais elle n’avait pas encore appris ce que signifie soigner.

LES ANGLES MORTS DU NON-DIPLÔMÉ

Ce n’est pas un cas isolé. Les exemples se multiplient, discrets mais inquiétants.

Un faisant fonction qui ne fait pas le lien entre une constipation et un changement de comportement brutal chez un résident avec des troubles cognitifs. Il attribue l’agitation à « la maladie » sans chercher plus loin.

Un autre qui ne sait pas qu’il faut surveiller voire limiter les apports hydriques chez une personne insuffisante cardiaque. Il donne de l’eau à volonté, persuadé que « boire, c’est bon pour la santé ».

Une collègue qui ne surveille pas les effets secondaires d’un traitement, parce qu’elle ne sait même pas ce que le résident prend et pourquoi.

Un faisant fonction qui tutoie systématiquement, parce qu’il trouve ça « plus chaleureux », sans réaliser que ça brouille la distanciation thérapeutique, ça peut être perçu comme un manque de respect, d’infantilisation, etc.

Un autre qui s’occupe naturellement mieux des résidents qu’il « aime bien », au détriment des autres, sans conscience que cette partialité affective est une dérive de posture.

L’ABSENCE DE REGARD CLINIQUE

Le problème n’est pas leur intention. Leur cœur est souvent au bon endroit. Le problème, c’est ce qu’ils ne voient pas.

Parce qu’ils n’ont pas appris à observer.

Un aide-soignant formé sait qu’un changement de comportement n’arrive jamais « pour rien ». Il cherche d’abord une cause clinique : Douleur ? Constipation ? Globe ? Infection urinaire ? Effet secondaire médicamenteux ?

Un faisant fonction, lui, constate. Il subit. Il s’adapte tant bien que mal. Mais il ne cherche pas.

Et surtout, face à une urgence, fausse route, malaise, chute, il panique. Il ne sait pas quoi faire. Il appelle à l’aide, souvent trop tard.

LA TENTATION DU RECRUTEMENT FACILE

Je comprends la direction. Je comprends les différents cadres de santé qui se sont succédés. Afficher quatre ou cinq postes vacants, ça fait mauvais effet. Ça n’est pas rassurant pour les familles. Ça donne l’image d’un établissement en perdition.

Alors on recrute. Vite. On propose des CDI aux non-diplômés très facilement. On se dit qu’on formera « sur le tas », qu’on compensera par la supervision, par des formations flash.

Mais c’est une stratégie court-termiste.

En étant moins sélectif au départ, on recrute parfois des personnes vraiment pas faites pour ce métier. Elles ne restent pas. Elles partent au bout de quelques mois, épuisées, déçues, ou tout simplement inadaptées.

Résultat ?

Turnover permanent.

Et ce turnover est déroutant pour les résidents, anxiogène pour les familles, épuisant et démoralisant pour les équipes.

On passe notre temps à former des nouveaux, à rattraper leurs erreurs, à compenser leurs lacunes. Pendant ce temps-là, on ne fait pas notre propre travail correctement.

MA PROPRE INSUFFISANCE

Et puis il y a eu ce moment où j’ai dû m’avouer quelque chose de dérangeant.

Moi aussi, je manque de compétences.

Pas dans les gestes de base. Pas dans la relation. Mais dans des domaines plus pointus.

La pharmacologie, notamment. Les effets secondaires de certains traitements. Les interactions médicamenteuses. La surveillance qui va avec.

Spécifiquement pour les personnes atteintes de démence avec troubles du comportement. Les neuroleptiques, les benzodiazépines, les antidépresseurs… Je sais qu’ils ont des effets. Mais lesquels, précisément ? À quelle vitesse ? Avec quels risques ?

C’est lors d’un cours avec Honorine Arrault que je me suis rendu compte que je ne maîtrisais pas du tout les subtilités de la pharmacologie adapté aux personnes atteintes de démence.

Et ça m’a mis face à une vérité inconfortable, si je reproche aux faisant fonction de manquer de compétence clinique, alors je dois aussi accepter de regarder mes propres lacunes.

LE DÉBUT DU DOUTE

C’est à ce moment-là que quelque chose a commencé à se fissurer en moi.

Ma belle conviction, « la relation suffit » a vacillé.

Parce que j’ai observé que la bienveillance sans connaissance peut blesser. Que l’écoute sans regard clinique peut passer à côté de l’essentiel. Que l’empathie sans compétence peut même, parfois, être dangereuse.

Je ne voulais pas l’admettre. Ça remettait en question toute ma vision du soin. Ça faisait de moi un idéaliste naïf. Un gros niais.

Mais les faits étaient là, têtus, répétés.

Être gentil ne suffit pas.

Même avec toute la présence du monde, toute l’intention du monde, si on ne sait pas observer, interpréter, anticiper, alors on passe à côté de ce qui compte.

Le soin ne peut pas se réduire à la relation.

Il faut aussi la compétence clinique.

C’est ce que Catherine Frenot, la papesse** de la formation ASG, appelle la voie du milieu, la voie du Bouddha.

Et cette prise de conscience m’a profondément déstabilisé.

** Selon Wikipédia, la Papesse est la deuxième carte du tarot de Marseille.

Au sens initiatique, la Papesse symbolise principalement la voie passive : l’activité mentale plutôt que physique.

Au sens divinatoire, elle représente tout ce qui est en rapport avec les études, la formation, l’apprentissage. Elle est donc en relation avec la réflexion, le travail mental et l’analyse. Elle peut aussi représenter une femme exerçant une activité à caractère intellectuel.

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