CE QUI DEPEND DE MOI 2/4 – Appliquer Épictète en EHPAD
La question qui ne me lâche plus
À la fin de l’article précédent, il me restait une question en tête :
Qu’est-ce qui dépend de moi, là-dedans ?
Après la claque du Maroc,
après l’incident de Mme M.
après le constat lucide que je n’ai aucun pouvoir sur la dette du groupe, les démissions ou les décisions stratégiques…
Cette question a commencé à structurer tout le reste.
Et c’est là qu’un vieux philosophe grec est revenu s’asseoir à ma table de nuit : Épictète.
Épictète au chevet des résidents
La phrase d’Épictète, je la connaissais déjà.
Mais comme souvent, il a fallu que ma vie professionnelle explose un peu pour que je la comprenne vraiment :
Il y a des choses qui dépendent de nous,
et des choses qui ne dépendent pas de nous.
Dit comme ça, ça ressemble à une citation Pinterest qu’on partage sur Facebook un dimanche soir.
Mais appliqué à un EHPAD en mode dégradé…
ça devient une question de survie.
Concrètement, dans mon quotidien d’aide-soignant, qu’est-ce que ça veut dire ?
Ce qui ne dépend pas de moi
Ne dépendent pas de moi :
- La dette du groupe
- La politique de la holding, les plans sociaux, les réorganisations
- Les démissions successives de mes collègues
- L’incapacité à recruter du personnel stable
- Les ratios complètement absurdes de soignants par résident
- Le fait qu’on bascule en “mode dégradé” presque par défaut
- Les plannings faits pour “boucher les trous” avant de penser aux personnes
- Les décisions de la direction, du siège, de l’ARS
Je peux donner mon avis, râler, proposer.
Mais je ne décide pas.
Et tant que je mélange ça avec ce qui dépend de moi, je m’épuise à me battre contre des murs porteurs.
Ce qui dépend vraiment de moi
En revanche, dépendent de moi :
- Ma façon d’entrer dans une chambre
- La manière dont je regarde un résident
- Le ton de ma voix
- Le temps que je laisse au silence
- Ma décision de respirer avant de répondre
- Ma capacité à reconnaître mes erreurs
- Ma façon de parler de mes collègues en leur absence
- Le soin que je mets dans les petites choses
Je ne peux pas décider du nombre d’AS de garde,
mais je peux décider comment je suis, moi, dans cette garde-là.
Et ce n’est pas que de la « psychologie positive » ou du « penser à soi ».
C’est un repositionnement total de mon métier.
Mon principal outil de travail, c’est moi
Pendant la formation ASG, j’ai fini par comprendre une chose toute simple :
Mon principal outil de travail, ce n’est pas le lève-personne, ni le chariot de soins.
C’est moi.
Ma présence.
Ma façon de penser.
Mon regard sur le résident.
Mon niveau de fatigue.
Mes croyances.
Mes propres blessures aussi.
Tout ça, je l’emmène au travail avec moi, tous les jours, sans badge ni code-barres.
Si je ne me regarde pas un minimum en face,
si je ne prends pas conscience de mes automatismes,
si je ne travaille pas sur mes propres réactions…
Je deviens un exécutant technique.
Je fais des toilettes, je donne des médicaments, j’applique des protocoles.
Mais je ne soigne plus vraiment.
Un exemple très concret
Je n’ai pas la main sur :
- Le temps qui m’est alloué,
- Le nombre de résidents à voir dans la matinée,
- Les priorités administratives.
En revanche, je peux choisir :
- De frapper à la porte avant d’entrer, même si je suis pressé.
- De dire bonjour en regardant la personne dans les yeux, en la nommant.
- De marquer un temps d’arrêt, même très court, pour me présenter et expliquer ce que je vais faire.
- De demander : “Est-ce que c’est un bon moment pour vous ?” plutôt que de foncer.
Ça prend parfois 20 secondes de plus.
Mais ces 20 secondes changent tout, pour la personne… et pour moi.
Parce que là, je redeviens sujet de mon travail, pas juste opérateur dans une chaîne.
Acceptation n’est pas résignation
Une chose importante que j’ai dû clarifier dans ma tête :
Accepter, ce n’est pas se résigner.
Pendant longtemps, j’ai cru que :
- Si j’acceptais les limites du système,
- Si je reconnaissais que je ne pouvais pas le sauver,
Alors j’étais en train de « lâcher » les résidents.
Que j’étais complice.
Aujourd’hui, je vois ça autrement.
Ce que j’accepte
J’accepte de voir la réalité en face :
- On est en sous-effectif.
- Les conditions ne sont pas à la hauteur de ce que méritent les personnes âgées.
- Le système tel qu’il est conçu produit de la maltraitance institutionnelle, même aux mains de professionnels de bonne volonté.
Je ne cherche plus à enjoliver.
Je ne passe plus mon temps à maquiller l’EHPAD pour que ça paraisse moins grave.
Ce que je refuse de cautionner
En même temps, il y a des choses que je ne veux pas laisser passer :
- Des propos humiliants tenus devant un résident
- Des gestes brusques ou bâclés « parce qu’on n’a pas le temps »
- Des décisions qui mettent clairement en danger une personne
Je ne peux pas tout reprendre. Je ne peux pas être derrière chaque collègue.
Mais là où je suis présent, j’essaie d’être cohérent avec ce que j’ai appris.
Acceptation, ça veut dire :
« Je vois la réalité telle qu’elle est, et je choisis, dans ce cadre-là, ce que je peux ajuster. »
Résignation, c’est :
« C’est comme ça, on n’y peut rien, de toute façon. »
Entre les deux, il y a un monde.
Déplacer le centre de gravité : de « il faut » à « qu’est-ce que je peux faire là, tout de suite ? »
Avant, ma tête était remplie de :
- « Il faudrait changer tout le système… »
- « Il faudrait plus de moyens, plus de personnels… »
- « Il faudrait une nouvelle direction, un autre groupe, une vraie réforme… »
Tout ça est peut-être vrai.
Mais pendant que je rumine « il faudrait », je ne suis plus là.
Je ne suis plus vraiment dans la chambre, avec la personne.
Je suis en guerre mentale avec un système qui n’est même pas dans la pièce.
Aujourd’hui, j’essaie de revenir à une question beaucoup plus simple :
« Qu’est-ce que je peux faire, là, maintenant, dans cette situation précise ? »
Pas dans l’absolu.
Pas « en théorie ».
Là, avec ce résident, dans ce couloir, avec ce planning, avec ce niveau de fatigue.
Parfois, la réponse est :
- Juste me taire et écouter.
- Valider une émotion plutôt que donner un conseil.
- Prendre 30 secondes de plus avec Mme X plutôt que de filer à toute vitesse.
- Dire non à une demande qui va à l’encontre de la dignité d’un résident.
Ce n’est pas héroïque.
Ce n’est pas spectaculaire.
Mais c’est là que se joue vraiment ce qui dépend de moi.
Une boussole pour ne pas devenir cynique
Ce repositionnement, ce n’est pas juste une technique de plus à ajouter à la boîte à outils.
C’est devenu une boussole pour ne pas sombrer :
- Dans le cynisme (« On fait du mieux qu’on peut, hein… »)
- Dans la victimisation permanente (« On est abandonnés, on n’y peut rien »)
- Dans l’hyper-contrôle (« Je dois tout porter, sinon tout s’effondre »)
En revenant, encore et encore, à la question :
« Est-ce que ça, là, maintenant, ça dépend de moi ? »
Je reprends :
- Une part de pouvoir personnel,
- Une part de responsabilité,
- Une part de liberté aussi.
Pas la liberté de tout changer.
Mais la liberté d’agir plutôt que seulement subir.
Dans le prochain article, je vais raconter comment, fort de ce constat, j’ai voulu lancer un “grand projet” de Bientraitance dans l’EHPAD…
… et comment ce projet s’est écrasé en vol.
C’est là que j’ai compris que, même avec Épictète dans la poche,
on ne change pas une maison épuisée avec un beau PowerPoint.
Et que la vraie révolution se fait ailleurs :
dans la discipline des micro-gestes, au quotidien.
