CE QUI DÉPEND DE MOI 1/4 – Le décalage : quand la formation te réveille mais que l’Ehpad reste le même…
Automne 2025 : je ne suis plus le même soignant
À l’automne 2025, la formation ASG m’a transformé.
J’apprends à observer mes biais, à écouter vraiment, à lâcher le besoin de contrôle.
Je me connais mieux.
Je comprends mieux l’autre.
En tout cas, j’essaie.
Je ne travaille déjà plus de la même façon.
Je ne vois plus les résidents comme avant.
Je ne m’entends plus parler comme avant.
Et pourtant… autour de moi, rien n’a vraiment changé.
L’EHPAD continue de s’effriter. Les démissions se poursuivent.
Plus récemment encore, la directrice, présente depuis vingt ans et entrée dans l’établissement comme secrétaire de direction, a annoncé qu’elle quitterait ses fonctions début 2026. Elle a saisi une nouvelle opportunité professionnelle et estime qu’il s’agit de la meilleure décision pour préserver sa santé mentale.
L’instabilité est toujours de mise. La qualité pas toujours au rendez-vous.
Un décalage s’installe. De plus en plus violent.
Le fossé entre ce que j’apprends et ce que je vis
Fin de formation, je fais un constat simple : je ne suis plus aligné avec le contexte dans lequel je travaille.
Plus j’avance en formation, plus le décalage devient brutal :
- Les démissions continuent
- Les effectifs restent tendus
- Des postes clés disparaissent
- La dette du groupe plane, les journaux en parlent
- Les familles sont toujours mécontentes
- L’ambiance est morose
- La qualité de l’accompagnement est dégradée
Et moi, au milieu, avec mes nouvelles prises de conscience, je me retrouve avec une question brutale :
« Qu’est-ce que je peux vraiment faire dans ce bordel ? »
« À quoi bon apprendre toutes ces nouvelles compétences de l’ASG si je ne peux réellement m’en servir au sein de mon EHPAD ? »
C’est là que la première fissure apparaît :
j’ai changé à l’intérieur, mais le système, lui, ne bouge pas.
L’incident de Mme M. : la honte ne suffit plus
Un incident a tout cristallisé.
Côté EHPAD médicalisé, la femme d’un résident se plaint, à juste titre, que son mari en fauteuil roulant a encore été oublié dans sa chambre pour le repas du soir.
C’est la deuxième fois que ça arrive.
Avant que les soignants et ASH s’en rendent compte et aillent chercher le monsieur, le plat principal était déjà servi depuis un moment.
Malgré sa colère, la perte de confiance et la suspicion quant à la prise en charge globale de son mari, Mme M. comprend les difficultés du personnel, la fatigue, le foutoir engendré par le mode « dégradé ». Elle en veut surtout au Groupe et à la direction.
Avant, j’aurais eu honte de cette situation.
J’aurais tout fait pour « rattraper le coup » :
- M’excuser au nom de l’équipe
- Promettre que ça n’arriverait plus
- Essayer de redorer l’image de l’institution
En gros : porter la maison sur mes épaules, comme si tout reposait sur moi.
Mais quelque chose a changé en moi.
Deux choses, en fait.
Cet incident ne déclenche plus seulement de la honte.
Il met en lumière un mensonge que je me racontais :
je croyais pouvoir « sauver » l’EHPAD à la force de ma bonne volonté.
Les vacances au Maroc : le miroir qu’on ne veut pas voir
Quelques semaines plus tard, je pars en vacances au Maroc avec mes proches.
Loin de l’EHPAD. Loin des transmissions. Loin des plannings, des démissions, des ratios.
Pour la première fois depuis longtemps, je relève le nez du guidon.
En discutant de ma situation professionnelle, mes proches me disent une phrase qui me pique :
« Tu sais, tu n’as aucun pouvoir décisionnaire. »
« Tu es juste un simple employé. »
C’est abrupt. Vexant. Brutal, même.
Mais c’est vrai.
J’agissais comme si je portais sur mes épaules le poids de tout l’établissement, comme si j’étais responsable de tout ce qui dysfonctionnait :
- Les manques d’effectifs
- Les erreurs d’organisation
- Les oublis
- Les tensions avec les familles
Comme si c’était à moi de sauver le système, de compenser les manques, de rattraper les erreurs.
Alors que je n’ai aucun pouvoir réel sur les décisions structurelles.
Aucun.
Cette phrase, entendue à des milliers de kilomètres de mon EHPAD, m’a fait l’effet d’une claque.
Pas méchante, mais nécessaire.
Elle m’a montré à quel point je m’épuisais à vouloir contrôler ce qui ne dépendait pas de moi.
Et à quel point ça déteignait sur ma vie sociale et familiale.
Deux mondes, un même métier
L’autre déclic, c’est la distance que j’ai prise avec le côté EHPAD classique.
Depuis que je suis au Cantou, je n’assiste plus aux transmissions du secteur médicalisé que de manière ponctuelle, quand je fais une pige pour combler le manque de personnel.
Et à chaque fois, c’est le même choc.
Au Cantou, dans nos conversations professionnelles, on parle des résidents :
- De leurs besoins
- De leurs émotions
- De comment on peut mieux les accompagner
- De comment personnaliser les soins
- Des animations adaptées
- De nos postures, de comment ajuster nos pratiques
Côté EHPAD classique, en transmissions, on parle d’organisation :
- De charge de travail
- De qui va faire quelle liste de toilettes
- De changements d’horaires pour “optimiser” le planning
- De quel résident basculer dans telle ou telle liste pour équilibrer la charge
On est, par la force des choses, au niveau 0 des bonnes pratiques d’accompagnement.
Ce n’est pas un jugement sur mes collègues.
Ils font ce qu’ils peuvent avec les moyens qu’ils ont.
Mais ce constat m’a fait comprendre une chose essentielle :
Je ne peux pas changer ça.
Je ne peux pas, tout seul, transformer l’organisation du secteur classique.
Je ne peux pas imposer une autre façon de travailler.
Je ne peux pas compenser les manques structurels par ma seule bonne volonté.
Et ça aussi, c’est une claque.
Quand tout se télescope : la question qui reste
En rentrant chez moi après l’incident de Mme M., ces deux prises de conscience se télescopent :
- La claque du Maroc : « Tu n’as aucun pouvoir décisionnaire. »
- La claque des transmissions : « Je ne peux pas changer l’organisation, même si je vois ses limites. »
Pendant longtemps, face à ce genre de situations, je réagissais par :
- La colère
- La révolte
- La honte d’être associé à l’EHPAD
- La recherche de coupables : la direction, le groupe, l’État, « le système »
Aujourd’hui, quelque chose a changé.
La colère est moins là.
À la place, il y a une lucidité un peu dure, mais plus stable.
Et une question tourne en boucle :
Qu’est-ce qui dépend de moi, là-dedans ?
C’est cette question qui va ouvrir la suite.
Dans l’article suivant, je rentre précisément dedans :
ce qui ne dépend pas de moi… et ce qui dépend vraiment de moi.
