QUAND LA FORMATION ASG DEVIENT UN MIROIR 3/3 – La révolution du non-conseil
« Il est interdit d’interdire ! »
Mai 1968 – slogan dont Jean Yanne est l’auteur
L’ABSURDITE APPARENTE
Après avoir commencé à mieux me connaître et à mieux écouter, la formation ASG m’a confronté à une découverte qui reste difficile à intégrer pour moi : ne pas donner de conseils, ne pas être directif.
J’ai été sensibilisé à cela, mais je suis encore en chemin, j’apprends.
Cette idée m’a d’abord semblé absurde.
Comment ça, « ne pas conseiller » ? Je suis un professionnel. J’ai vingt ans d’expérience. Je connais les résidents, leurs pathologies, leurs besoins. Quand je vois quelqu’un en difficulté, quand je sais ce qui pourrait l’aider, pourquoi ne dirais-je pas ce qu’il faut faire ?
C’est même mon rôle, non ?
Pas tout à fait…
Quand on conseille, on envoie un message implicite : « Moi je sais, toi tu ne sais pas. »
On prend le pouvoir. On infantilise. On empêche l’autre de trouver ses propres ressources.
Et surtout, on projette nos solutions sur l’autre. Mais nos solutions sont les nôtres. Pas les siennes.
C’est autant valable pour les familles que les résidents.
MON BESOIN DE « REPARER »
Je commence à observer cette tentation en moi.
Notamment auprès d’aidants démunis qui me demandent des conseils.
Mon premier réflexe : « Vous devriez essayer de… Il faudrait que vous… »
Je donne des conseils. Des solutions sous couvert d’expertise.
Ça part d’une bonne intention. Je veux aider. Je veux qu’ils se sentent moins démunis.
Mais ce que je fais, en réalité, c’est prendre le contrôle.
Je résous leur problème à ma façon.
J’essaie d’apporter les solutions que j’imagine, ils attendent de moi. Ou que j’aimerai qu’on m’apporte si j’étais à leur place.
Et quelques fois, mes conseils tombent à côté. Parce qu’ils ne correspondent pas à leur réalité, à leur histoire, à leurs ressources.
Je ne réponds pas à leur besoin qui est souvent un simple besoin d’écoute.
LA PHRASE QUI CHANGE TOUT
En m’intéressant aux grands principes de l’approche centrée sur la personne, je tombe sur une idée qui va résonner longtemps en moi :
« Les gens, même les plus démunis, ont les solutions en eux. Votre rôle n’est pas de leur donner vos réponses. C’est de les aider à faire émerger les leurs. »
Cette phrase me déstabilise profondément. Parce qu’elle remet en question toute ma posture de « sachant ».
Si les gens ont les solutions en eux, alors à quoi je sers ?
La seule réponse que j’ai trouvée.
- A créer l’espace pour que ces solutions émergent. Pas à les imposer. Pas à les deviner. Mais à les accompagner vers elles.
DEUX SITUATIONS OU J’AI LACHE LE CONTROLE
Madame M. et la douche
Un exemple côté Ehpad classique, où je faisais une pige pour combler le manque de personnel.
Madame M. atteinte de la maladie d’Alzheimer, refuse systématiquement la douche. A chaque fois, c’est la même bataille. Elle crie, elle se débat, elle nous repousse.
Mon vieux réflexe aurait été : « Elle a les cheveux tellement gras qu’on dirait qu’elle s’est renversé une bouteille d’huile sur le crâne. C’est mon boulot qu’elle soit propre, c’est pour son bien. Je vais insister, ça va être difficile pour nous deux mais elle se sentira mieux après. »
Un jour, j’ai essayé autrement. Grâce à la suggestion d’un collègue qui l’avait déjà fait pour une autre résidente.
Au lieu de me lancer dans la toilette, je me suis assis à côté d’elle.
J’ai échangé comme j’ai pu avec elle sur tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi, en réalité.
Et, à un moment, je lui ai posé une question simple :
« Madame M., est-ce que vous seriez d’accord pour faire le shampooing aujourd’hui ? »
Elle m’a regardé, méfiante.
Elle a hésité. Puis a dit : « Pas… d’eau dans les yeux et sur la bouche… je ne peux plus respirer. »
Je lui ai alors proposé d’aller dans le salon de coiffure de l’EHPAD, pour faire le capiluve (je n’ai pas utilisé ce terme évidemment) la tête en arrière et en garantissant que je ne lui mettrais pas d’eau sur le visage.
Elle a murmuré un « d’accord… ».
Pas complètement sûr de mon coup, je lui ai fait une toilette rapide avant de l’habiller et nous nous sommes dirigés vers le salon de coiffure.
Ce jour-là, s’est passé. J’étais content. Et Mme M. détendue.
Elle ne refusait pas la propreté. Elle craignait l’eau sur le visage, cette sensation d’étouffement.
Les douches se sont mieux passées par la suite. Pas parce que je l’avais convaincue. Mais parce qu’on avait écouté ce qu’elle avait à dire, on l’avait reconnue et on avait tous ajusté nos pratiques à ses besoins.
La fille de Monsieur L.
Monsieur L. est en fin de vie. Sa fille vient me voir, effondrée : « Je ne sais pas si je dois rester avec lui cette nuit. J’ai peur de ne pas supporter. »
Avant j’aurai pu maladroitement dire : « Vous devriez rester. Il a besoin de vous. » Ou au contraire : « Allez-vous reposer, on s’occupe de lui. »
Mais j’ai essayé autrement.
Je lui ai dit : « Qu’est-ce qui vous semble juste, pour vous ? »
Elle a réfléchi. Puis elle a dit : « Je crois que je veux rester. Mais j’ai besoin de savoir que je peux sortir si c’est trop dur. »
« Bien sûr. Vous restez autant que vous voulez. Et si vous avez besoin de sortir, on sera là. »
Elle est restée toute la nuit. Elle a accompagné son père jusqu’au bout.
Pas parce que je lui ai dit de le faire. Mais parce qu’elle a choisi, en conscience, ce qui était juste pour elle.
LE PARADOXE – EN ME RETIRANT, J’ACCOMPAGNE MIEUX
C’est le paradoxe que la formation m’a révélé.
Plus je lâche le contrôle, plus j’accompagne vraiment.
Quand j’impose mes solutions, je prends le pouvoir.
Je crée de la dépendance.
Je dis à l’autre : « Tu n’es pas capable, moi je sais mieux que toi. »
Quand je questionne, j’ouvre un espace. Je crée de l’autonomie. Je dis à l’autre « Tu as des ressources. Je te fais confiance. »
Et cette confiance, souvent, est thérapeutique en elle-même.
Et n’est-ce pas d’ailleurs dans notre référentiel de compétences ? Le maintien de l’autonomie prend à mes yeux une autre dimension.
QUESTIONNER AU LIEU DE PRESCRIRE
La formation nous enseigne une technique simple mais puissante, le questionnement ouvert.
Au lieu de dire : « Vous devriez faire ça », je peux poser la question : « Qu’est-ce qui pourrait vous aider, selon vous ? »
Au lieu de dire : « Il faut que vous acceptiez », je vais demander : « Qu’est-ce qui vous empêche d’accepter ? »
Au lieu de dire : « C’est pour votre bien », je peux questionner : « Comment vous sentez-vous avec ça ? »
Ces questions ne sont pas de la pure forme. Elles créent un espace de parole où l’autre peut se positionner, réfléchir, formuler.
Et souvent, en (re)formulant, l’autre trouve lui-même la solution.
LES LIMITES DU NON-CONSEIL
Attention : cela ne signifie pas que je ne dois jamais orienter, jamais informer, jamais proposer.
Evidemment, il y a des limites.
Il y a des moments où mon expertise est nécessaire :
- Quand il y a un danger immédiat (fausse route, chute, etc.)
- Quand la personne n’a vraiment pas les ressources cognitives pour décider (démence avancée)
- Quand on me demande explicitement un avis technique
Mais dans la majorité des situations relationnelles, la posture juste n’est pas de prescrire, mais d’accompagner.
CE QUE J’AI APPRIS (OU REAPPRIS)
Au fond, cette révolution du non-conseil m’a appris trois choses essentielles :
1) Les gens ont des ressources que je ne vois pas
Parce que je suis focalisé sur leurs déficits (la maladie, la dépendance, les troubles cognitifs), je ne vois pas ce qui reste intact, leur capacité à ressentir, à choisir, à formuler.
2) Mon rôle n’est pas de « faire à la place », mais de « faire avec »
Accompagner, ce n’est pas porter l’autre.
C’est marcher à côté de lui, à son rythme, en le laissant décider du chemin.
3) Lâcher le contrôle est une forme de respect
Quand je laisse l’autre choisir, même si son choix n’est pas celui que j’aurais fait, je lui dis : « Tu comptes. Ta parole a du poids. Tu es capable. »
Et c’est peut-être le plus beau cadeau que je peux offrir.
LE COMBAT QUOTIDIEN CONTRE L’EGO
Je ne veux pas donner l’impression que tout est réglé. Que je ne conseille plus jamais.
Ce n’est pas vrai.
La tentation du conseil est un piège de l’ego. On est tellement fier de soi quand on trouve une solution, qu’on apporte des choses, qu’on « aide » vraiment.
Mais en accompagnement, ce n’est pas notre rôle.
Si la solution ne vient pas de l’autre, elle ne tient pas la route. Parce que ce sera ma solution, pas la sienne. Et ma solution, même si elle est brillante, ne lui correspondra peut-être pas.
Alors je m’entraîne.
Chaque jour.
À poser des questions ouvertes plutôt qu’à prescrire. À faire émerger plutôt qu’à imposer.
Ce n’est pas toujours facile. Mais c’est ce qui fait la différence entre soigner et accompagner.
A l’automne 2025, la formation ASG m’a transformé. J’apprends à observer mes biais, à écouter vraiment, à lâcher le besoin de contrôle.
Je me connais mieux.
Je comprends mieux l’autre.
En tout cas, j’essaie.
Mais autour de moi, rien n’a changé.
L’EHPAD continue de s’effriter. Les démissions se poursuivent.
Plus récemment encore, la directrice, présente depuis vingt ans et entrée dans l’établissement comme secrétaire de direction, a annoncé qu’elle quitterait ses fonctions début 2026.
Elle a saisi une nouvelle opportunité professionnelle et estime qu’il s’agit de la meilleure décision pour préserver sa santé mentale.
L’instabilité est toujours de mise. La qualité pas toujours au rendez-vous.
Une question émerge alors aujourd’hui…
Maintenant que j’ai appris tout ça, concrètement, comment je fais ?
Comment est-ce que j’applique cette posture nouvelle dans un contexte qui, lui, ne change pas vraiment ?
Comment est-ce que je ne sombre pas dans l’épuisement, la colère ou la résignation ?
La réponse tient en deux principes complémentaires :
- Accepter ce que je ne peux pas changer
- Agir sur ce qui dépend de moi
Et c’est ce double mouvement qui va me sauver.
