QUAND LA FORMATION ASG DEVIENT UN MIROIR 1/3 – L’éveil à la connaissance de soi

LE DÉCLIC

Avril-mai 2025.

Je suis installé dans la salle avec une quinzaine d’autres soignants. Tous venus chercher des outils, des techniques, des connaissances pour mieux accompagner les personnes âgées atteintes de troubles cognitifs.

Moi aussi, je suis venu pour ça. Pour professionnaliser ma pratique. Pour structurer ce que je fais déjà intuitivement. Pour mettre des mots sur mes gestes. Pour m’améliorer.

Au début de la formation, une phrase m’interroge. Je sais plus où et quand je l’ai entendu. En cours ? En réunion au boulot ? Ou je l’ai lu quelque part ?

Peu importe.

Voilà, ce que j’ai retenu en substance :

« Quand un résident a un comportement qui vous dérange, qu’est-ce que ça dit de lui ? Et qu’est-ce que ça dit de vous ? »

BOOM !

Gros bug.

« Qu’est-ce que ça dit de vous ? »

De moi.

J’ai choisi la voie ASG pour apprendre des techniques de communication, me sensibiliser à de nouvelles pratiques non médicamenteuses mais pas forcément pour creuser profond en moi…

Pourtant, cette question s’imprime, elle reste là, comme un caillou dans la godasse.

Je commence à approfondir.

Je repense à certaines situations, à ces moments où je crois « comprendre » un résident, où j’interprète, où je me sens légitime dans ma lecture des comportements.

Et je me rends compte d’une chose…

Je ne regarde pas, je projette quelque chose.

L’ILLUSION D’OBJECTIVITÉ

Je découvre alors une notion clé.

« La carte n’est pas le territoire. »

Ça, en revanche, je suis sûr (enfin presque) que C. Frenot a cité cette phrase.

Autrement dit, je ne vois jamais la réalité telle qu’elle est.

Je vois une reconstruction, une image filtrée par mes repères, mon histoire, mon état intérieur.

Petite anecdote.

Si E., tu me lis, tu te souviendras probablement de cette histoire.

On est deux soignants un matin à l’UP, une collègue et moi-même. On observe Monsieur L. qui se lève brusquement de sa chaise après le petit-déjeuner et se déplace énergiquement en « baragouinant » et en se dirigeant vers une dame avec qui il a l’habitude de se « bagarrer ».

Ma collègue se crispe : « Attention, il va s’énerver, ça va péter ! »

Je réagis autrement : « Mais non, il grimace… il est tombé hier, il doit avoir mal quelque part. »

En suivant, on s’occupe de Monsieur L. et on découvre qu’il était à J3 sans selles (trois jours sans être allé à la selle) et on comprend qu’il cherchait les toilettes. Ni agressivité imminente, ni douleur aiguë. Un gros inconfort que personne n’avait encore envisagé avant d’investiguer et de le prendre en charge.

Deux personnes, deux lectures, deux « vérités ».

Mais la réalité n’est pas relative.

Elle est interprétée.

Cette anecdote est volontairement simple, presque anecdotique, mais percutante.

Combien de fois ai-je été certain de « savoir » ce qui se passait, pour découvrir ensuite que je m’étais complètement trompé ?

C’est à ce moment-là que je commence à entrevoir le piège.

Notre regard n’est jamais neutre.

Il est orienté par nos connaissances, nos émotions, nos biais.

Cette anecdote m’a poussé à creuser. J’ai découvert qu’il existait des noms pour ces déformations de perception : les biais cognitifs.

LES BIAIS COGNITIFS

Notre cerveau utilise des raccourcis mentaux pour traiter l’information plus vite.

Ces raccourcis sont utiles pour simplifier la prise de décision et éviter une surchauffe de notre cerveau, mais en soin, ils deviennent piégeux.

Je pars en quête de mes biais et de ceux de mes collègues. D’ailleurs, c’est en cherchant les biais de mes collègues que je trouve les miens.

Voici quelques-uns des principaux mécanismes mentaux qui filtrent notre regard sans qu’on s’en aperçoive :

Le biais de confirmation : notre cerveau cherche à valider ce qu’il croit déjà, en sélectionnant les informations qui confirment nos attentes.

L’erreur fondamentale d’attribution : nous expliquons trop vite un comportement par la personnalité de la personne, plutôt que par le contexte ou une cause extérieure.

L’effet halo : une première impression (positive ou négative) colore toute notre perception du résident, même sur des aspects qui n’ont rien à voir.

Le biais d’ancrage : la première information reçue sur quelqu’un devient une référence difficile à modifier, même face à des éléments contradictoires.

Le stéréotype lié à l’âge : nous attribuons certains symptômes ou comportements à l’âge plutôt qu’à une cause médicale réelle.

Le biais de disponibilité : un événement récent ou marquant prend une place démesurée dans notre évaluation, au détriment d’une vision d’ensemble.

Ces biais n’ont rien de moral, ils sont humains.

Mais s’ils ne sont pas identifiés, ils peuvent déformer la relation et nourrir l’injustice du quotidien.

Nous croyons être professionnels, alors que nous ne faisons souvent que confirmer nos représentations.

Et ces mécanismes invisibles ne restent pas silencieux.

Ils se transforment en mots, en étiquettes, en conclusions.

Ils deviennent des jugements.

LES JUGEMENTS : DU RÉFLEXE À LA PRISON

On entend souvent : « Un bon soignant ne juge pas. »

C’est faux. Ou plutôt, c’est impossible.

Mon cerveau juge avant même que j’en sois conscient.

C’est un mécanisme de survie.

Il trie, évalue, compare.

Le problème n’est pas de juger, mais de croire que mon jugement est une vérité.

Le jugement, en soi, n’est pas une faute. C’est naturel.

Le problème c’est de savoir ce que tu fais de ton jugement.

Il devient dangereux quand il enferme.

Juger, c’est observer :

« Monsieur L. « dragouille » les soignantes pendant la toilette. »

Enfermer, c’est figer :

« Monsieur L. est un pervers. Sa femme devait avoir des cornes ! »

Dès que je dis « il/elle est », je colle une étiquette.

Et l’étiquette devient une cellule invisible pour le résident, pour mes collègues, pour moi-même.

Comment ces biais se transforment en jugements au quotidien ?

Reprenons les mécanismes invisibles et voyons comment ils deviennent des étiquettes bien concrètes.

1) Le biais de confirmation devient : « Elle est toujours comme ça »

Madame R. a refusé plusieurs activités.

On conclut : « Madame R. est toujours dans le refus. »

Résultat : même quand elle accepte une promenade, on commente : « Ah, pour une fois qu’elle veut bien. Mais, c’est quelqu’un de solitaire, d’asocial. »

L’étiquette est posée. On ne voit plus que ce qui la confirme.

Le résident est enfermé dans sa réputation. Alors que Mme R. est peut-être dépressive non diagnostiquée, en a marre de la vie, etc. Les possibilités sont nombreuses.

2) L’erreur d’attribution devient : « Il est violent »

Monsieur G. atteint de démence s’énerve et se débat pendant l’habillage.

On conclut : « Il est violent. »

En réalité, Monsieur G. tombe régulièrement et se relève souvent seul dans l’intimité et l’anonymat de sa chambre. Bilan douleur aiguë à l’épaule, non diagnostiquée en premier lieu. Le geste l’a surpris, il a eu mal, il s’est défendu.

Ce jugement est redoutable.

Il fait oublier les causes médicales ou environnementales et transforme une réaction en trait de caractère.

3) L’effet halo devient : « Elle exagère » ou « Il râle encore »

Madame V., extrêmement demandeuse, se plaint de violentes douleurs à l’estomac. « Elle exagère, elle n’a rien, elle veut juste de l’attention. »

Madame V. s’est fait opérer en urgence de l’appendicite, et ça a failli très mal se finir…

Certaines plaintes sont prises au sérieux, d’autres minimisées, non pas en fonction de leur gravité, mais de l’image qu’on a du résident.

4) Le biais d’ancrage devient : « C’est celle qui tape »

Madame D. crie lors de sa première toilette.

Transmission : « Résidente agressive. »

Trois mois plus tard, même apaisée, elle reste « celle qui tape ».

Même lorsqu’elle s’exprime calmement, cette première étiquette reste active.

L’ancrage a pris le pouvoir.

5) Le stéréotype lié à l’âge devient : « À son âge, c’est normal »

Monsieur D. se plaint de douleurs au genou droit

On pense : « À son âge, c’est normal. »

En réalité, entorse, à la suite d’une torsion lors d’un transfert qu’il a fait seul du fauteuil roulant à son lit. Mr D. n’ayant pas fait le rapprochement, et n’ayant rien dit à l’équipe, « tout le monde » pensait à une poussée de gonarthrose.

Vieillir n’est pas une maladie. Mais ce jugement peut avoir des conséquences dramatiques.

6) Le biais de disponibilité devient : « Attention, ça va recommencer »

Après une chute grave, chaque hésitation de Madame T. est vue comme un signe imminent de chute.

Après une fausse route dramatique, chaque toux de Monsieur S. devient suspecte.

L’événement récent prend toute la place et déforme notre vigilance : on ne voit plus la personne, on voit le risque.

Ces jugements ne sont pas des fautes morales.

Ce sont des paresses cognitives, des raccourcis pratiques pour classer ce qu’on ne saisit pas.

Mais en classant, on réduit.

Et en réduisant, on déshumanise.

L’EXEMPLE DE MME D. : L’ÉTIQUETTE QUI DÉFORME TOUT

Tous ces mécanismes, je les ai vus à l’œuvre de manière éclatante avec Mme D.

Mme D. est entrée dans l’Ehpad, côté médicalisé. Elle souffre de la maladie d’Alzheimer. Son entrée est une erreur d’aiguillage. Mme est espagnole et ne parle pas bien français. Elle est désorientée, ne dort pas la nuit et déambule, entrant dans les chambres de ses voisins, qui n’apprécient guère.

Un grand classique.

D’après les transmissions de différentes collègues, Mme est agressive, refuse la toilette, et point d’orgue depuis son arrivée, elle a « tapé » une AS de nuit, lui cassant une dent au passage.

Elle est donc transférée en urgence à l’UP.

Pour son premier jour, au Cantou, je perds à Shifumi (c’est une blague, on est d’accord ?) et c’est donc à moi que revient l’honneur de lui faire la toilette.

Auréolée d’une « réputation » de patiente agressive, et ayant très peu d’infos sur son histoire de vie, je prends une grande inspiration, avant d’entrer dans sa chambre, avec comme seule « stratégie » pour créer l’alliance de faire le soin en espagnol, éventuellement de lui parler de ma mère qui est aussi née au pays des churros et des pipas, et surtout de prendre mon temps et de m’adapter à elle, à ses réactions.

Concernant la communication, je me suis vite rendu compte qu’il est presque impossible d’avoir une conversation de plus d’une phrase. Elle « jargonne » en espagnol, j’ai donc pris le parti de répéter ce qu’elle disait en jouant sur l’intonation et sur le non verbal en exagérant ma gestuelle, mes expressions du visage.

Je lui ai aussi expliqué tout ce que j’allais faire, lentement, très lentement.

Le soin, c’est bien passé.

J’ai pu l’aider à prendre une douche, à lui faire le shampooing, sans accros.

Ce que j’avais vu de Mme, n’avait rien à voir avec le portrait qui avait été fait d’elle.

Les jours suivants, ça s’est toujours bien passé. Il arrive parfois qu’un soin soit difficile mais c’est souvent parce qu’elle a des douleurs au niveau des genoux et qu’elle souffre et que je suis moins patient.

Alors pourquoi ce décalage entre sa réputation et la réalité ?

Parce qu’on avait confondu observation et définition.

Mme D. n’était pas « agressive », elle ne comprenait pas, et on ne la comprenait pas.

LE PIÈGE DU LANGAGE

Nos mots trahissent nos jugements.

« Il est violent », « elle est gentille », « il est manipulateur », « elle est demandeuse ».

Ces adjectifs se glissent dans les transmissions, les réunions, les discussions informelles.

Ils colorent notre perception avant même qu’on ait rencontré la personne.

Et une fois qu’ils sont dits, ils s’installent.

Ils deviennent des filtres collectifs.

L’équipe ne parle plus d’une personne, mais d’une catégorie.

Et plus personne n’ose contredire l’étiquette.

Le langage est performatif, il crée la réalité qu’il décrit.

Dire « elle est difficile », c’est déjà orienter la manière dont on va la soigner.

Le soin devient défensif.

Le regard se rétrécit.

CE QUE MES JUGEMENTS DISENT DE MOI

Pourquoi certains résidents me touchent profondément, alors que d’autres m’agacent au moindre mot ?

Pourquoi le même comportement me semble attendrissant le matin, et insupportable le soir ?

Parce que mes jugements sont des miroirs.

Ils parlent autant de moi que de l’autre.

1) Mes injonctions internes

Je porte en moi des « il faut que… » hérités de mon éducation et de ma culture.

« Un résident doit être X ou Y. » « Je dois toujours être patient. » « Un bon soignant ne se plaint pas. » Etc.

Quand quelqu’un bouscule ces règles implicites, mon jugement fuse :

« Elle est ingrate. » « Il exagère. »

Mais derrière ce jugement, il y a souvent mon besoin de reconnaissance.

2) Mon état intérieur du moment

La fatigue, la charge mentale, le stress influencent ma lecture du monde.

Un même comportement ne me fait pas le même effet selon mon niveau d’énergie.

Le matin, reposé, j’interprète une demande comme légitime.

Le soir, épuisé, elle me paraît « abusive ».

Ce n’est pas le résident qui change, c’est mon état.

3) Mes zones sensibles

Certains comportements réveillent des blessures anciennes.

Un résident autoritaire peut raviver la figure d’un parent ou proche autoritaire.

Une femme en pleurs peut rappeler une perte personnelle.

Etc.

Le jugement n’est alors qu’une réaction émotionnelle déguisée.

En avoir conscience ne diminue pas ma compétence.

Au contraire, cela m’aide à garder une distance juste.

Je ne suis plus piégé par mes projections.

TRANSFORMER LE JUGEMENT : DU « ELLE EST » AU « ET SI… »

Le moment où tout change, c’est celui où je commence à suspendre la conclusion.

Au lieu de dire :

« Elle est exigeante. »

Je me dis :

« Elle nous sollicite beaucoup. Et si c’était autre chose ? Et si c’était parce qu’elle se sent diminuer et qu’elle angoisse ? »

Et là, tout devient possible.

  • Peut-être qu’elle angoisse
  • Peut-être qu’elle a peur.
  • Peut-être qu’elle ne comprend pas ce qui lui arrive.
  • Peut-être que X ou Y.

Cette simple bascule du jugement fermé à l’hypothèse ouverte change radicalement la dynamique du soin.

Mais pourquoi certains jugements me collent-ils à la peau ?

Pourquoi certains résidents déclenchent-ils en moi des réactions si fortes, si disproportionnées ?

Parce qu’il y a un troisième niveau, plus profond encore, plus difficile à repérer.

Un niveau où ce n’est plus seulement ma pensée qui se déforme, ni ma parole qui enferme, mais mon histoire personnelle qui se rejoue. C’est là qu’interviennent les projections.

LES PROJECTIONS – LE MIROIR INVISIBLE

Si les biais déforment ma pensée et les jugements ma parole, alors les projections infiltrent mes gestes.

C’est le troisième niveau de distorsion. Le plus intime, le plus difficile à repérer.

Une projection, c’est quand je prête à l’autre ce qui m’appartient.

Je vois dans son comportement quelque chose de moi : un souvenir, une peur, une blessure.

C’est un phénomène automatique, silencieux.

Et dans le soin, il peut tout changer.

Le soin comme miroir

À force de proximité, l’acte de soin réveille tout ce que je croyais enfoui.

Un geste brusque, un mot mal compris, une attitude familière, et me voilà projeté ailleurs, dans mon histoire.

Un jour, une résidente avec des troubles psychiatriques s’est énervée sur une de mes collègues. C’était complètement injustifié.

Alors que je n’avais rien à voir avec l’histoire, ça m’a mis en colère. J’ai voulu expliquer par A + B à la résidente que son comportement envers ma collègue était inadmissible.

Évidemment, ça n’a servi à rien. J’ai continué à être dans le rouge pendant une bonne demi-heure et la résidente n’a rien compris à ce que j’ai tenté de lui expliquer.

Sur le moment, j’ai pensé : « Tout le monde, est aux petits soins pour Mme, elle a tout le temps un souci et en plus, elle manque de respect au personnel ! »

Mais le soir, en y repensant, j’ai compris.

La résidente me pose souvent des questions sur ma mère, parce qu’elles ont vécu à Biarritz et sont de la même génération.

La résidente avec ses troubles psychiatriques, a un fonctionnement bien particulier. Elle se plaint tout le temps, obtient tout ce qu’elle veut (ou presque) des médecins parce qu’elle les use. Et c’est toujours le même cercle vicieux. Elle se plaint du genou, fait des examens, demande des médicaments, quand « ça va mieux », a mal au poignet, ensuite veut perdre du poids, etc.

Je sais qu’elle est malade mais quand je vois qu’elle a presque toujours ce qu’elle veut, ça m’énerve parce que je trouve injuste que ma mère qui n’a pas eu forcément la vie facile, ne se plaint jamais alors que ça ne serait pas « déconnant » qu’elle le fasse. Elle mériterait plus d’attention.

Je manque d’objectivité évidemment. Mais ici on parle de projection, de résonnance. Et quand la résidente a eu un comportement injuste envers ma collègue, ça m’a instantanément renvoyé à ma mère, sans que je ne conscientise.

Alors dans cette chambre, je ne m’adressais pas à la dame, je m’adressais à mon histoire familiale.

Nos projections ne sont pas des faiblesses.

Elles sont des rappels.

Elles nous montrent où notre histoire personnelle se rejoue, parfois sans prévenir, dans le soin de l’autre.

Quand le passé contamine le présent

Une collègue me confie un jour :

« J’ai du mal avec Monsieur M. Je n’ai pas de patience avec lui, il me met hors de moi. »

En discutant, elle me dit qu’il lui rappelle physiquement son ex-beau-père, avec qui, la relation n’était pas au beau fixe.

Le résident n’était qu’un écran de projection pour une « blessure » non cicatrisée.

C’est vertigineux de comprendre ça.

Parce que ça signifie que je ne réagis pas seulement à ce qui se passe, mais aussi à ce que je porte.

Et dans nos métiers, ces résonances sont partout.

Elles s’invitent sans prévenir, brouillent la lecture des situations, et parfois, elles sabordent la relation sans qu’on s’en rende compte.

Repérer la projection

Repérer mes projections, c’est accepter de me regarder sans fard.

Je me pose trois questions :

  1. Est-ce que ma réaction est proportionnée à la situation ?
  2. Est-ce que j’ai déjà ressenti cette émotion ailleurs, dans ma vie personnelle ?
  3. Est-ce que ce résident me rappelle quelqu’un ?

Souvent, la réponse apparaît tout de suite.

Et elle fait mal.

Mais une fois identifiée, la projection perd son pouvoir.

Je redeviens disponible.

Le travail de connaissance de soi, ici, prend tout son sens :

Sans conscience de mes zones d’ombre, je risque de confondre mon histoire avec celle du résident !

Et c’est en observant ces trois mécanismes, biais, jugements, projections, que j’ai compris qu’ils formaient un système qui modèle chacune de mes interactions.

LA TRIADE DU SOIGNANT

Peu à peu, tout s’éclaire.

Trois mécanismes différents, mais un seul fil conducteur.

C’est une triade invisible qui modèle ma relation à l’autre.

  • Les biais déforment ma pensée.
  • Les jugements contaminent ma parole.
  • Les projections influencent mon action.

Quand ces trois dimensions se désalignent, la relation se tord.

  • Je crois soigner avec justesse, mais je réagis à mes filtres.
  • Je crois observer, mais je valide mes croyances.
  • Je crois écouter, mais j’entends mes peurs.

C’est cette désynchronisation qui fait basculer la bientraitance vers la maltraitance ordinaire.

Pas par volonté, mais par inconscience.

Réaligner la triade

La formation ASG m’a appris une chose simple mais essentielle : la qualité de ma relation dépend moins de ce que je fais que de l’état dans lequel je le fais.

Réaligner la triade, c’est faire en sorte que ce que je pense, ce que je dis, et ce que je fais soient cohérents.

Quand ma pensée reste ouverte, ma parole devient plus juste, et mon geste plus ajusté.

Ce n’est pas une technique, c’est une hygiène intérieure.

Et ce réalignement, c’est un travail quotidien.

Parce que chaque jour, quelque chose menace cet équilibre :

  • La fatigue
  • Le manque de temps
  • Les tensions d’équipe
  • La peur de mal faire
  • Etc.

Le danger de la routine

La routine, c’est la mort lente du discernement.

Elle installe le pilotage automatique.

Je crois voir, je crois comprendre, je crois savoir.

Mais dans ce « je crois », il n’y a plus de place pour la surprise, pour la nuance.

Le soin n’est plus une rencontre, c’est une suite de procédures.

Et quand la routine prend le dessus, le risque est immense. Je ne soigne plus quelqu’un, je soigne quelque chose.

Réaligner la triade, c’est refuser ça.

C’est remettre de la présence là où la mécanique s’est installée.

Mais cette présence ne peut exister que si je suis d’abord présent à moi-même. Si je sais dans quel état je me trouve.

L’ÉTAT INTÉRIEUR – CE QUI SABOTE OU ÉCLAIRE LA RENCONTRE

C’est là que tout se joue.

Je peux connaître mes biais, repérer mes projections, reformuler mes jugements…

Mais si je ne regarde pas mon état intérieur, tout le reste s’effondre.

Un mardi matin, Madame L. met dix minutes à boutonner sa chemise.

Je suis reposé, calme, concentré.

Je l’encourage doucement :

« Vous voyez, vous y arrivez très bien. »

Elle sourit.

La relation est fluide.

Le lendemain, même scène.

Mais cette fois, je suis fatigué. Trois arrêts maladie dans l’équipe. Une nuit hachée.

Je soupire intérieurement : « Je vais être à la bourre. »

L’intention n’est plus la même que la veille.

Mon ton devient plus agacé.

Ma voix plus autoritaire.

Mon geste plus rapide, moins attentif.

Elle le sent.

Elle se ferme.

Qu’est-ce qui a changé ?

Pas Madame L.

Moi.

Mon état intérieur a transformé la qualité du soin.

L’effet miroir de l’émotion

Les neurosciences affectives l’ont démontré.

Nos émotions se propagent.

Les neurones miroirs, ces circuits cérébraux font que l’autre ressent ce que je ressens, même inconsciemment.

Si je suis tendu, le résident le perçoit.

Si je suis ouvert, il s’ouvre.

Mon état intérieur ne se cache pas, il s’imprime dans la relation.

C’est pour cela que Naomi Feil, dans la méthode de Validation, insiste sur la nécessité de se centrer avant chaque rencontre.

Non pas pour être parfait, mais pour être présent.

L’auto-diagnostic rapide

J’ai pris l’habitude d’un petit rituel, inspiré de la Validation :

Avant d’entrer dans une chambre, je me pose trois questions :

  1. Comment je me sens physiquement ? (Fatigué, tendu, douloureux ?)
  2. Comment je me sens émotionnellement ? (Calme, agacé, triste ?)
  3. Suis-je disponible pour rencontrer cette personne avec justesse ?

Si la réponse à la 3ème question est oui, j’y vais.

Si la réponse est non, je m’ajuste.

Parfois, je prends deux minutes pour respirer, boire un verre d’eau, ou passer le relais à un collègue.

Ce n’est pas un aveu de faiblesse.

C’est une marque de professionnalisme.

Un soignant qui s’observe, c’est un soignant qui protège à la fois le résident et lui-même.

LA RÉVÉLATION CENTRALE

Au bout de quelques mois de formation, une évidence s’impose.

On ne peut pas accompagner l’autre plus loin qu’on ne s’est accompagné soi-même.

Si je ne me connais pas, si je ne vois pas mes filtres, mes jugements, mes projections, alors je ne rencontre pas vraiment l’autre.

Je rencontre mes représentations.

Mais quand je commence à voir clair en moi, je cesse d’exiger que l’autre change pour que la relation aille mieux.

Je redeviens acteur de ma posture, et non victime de mes réflexes.

C’est là que la bientraitance prend tout son sens.

Elle n’est pas un protocole, ni une injonction morale.

C’est une discipline intérieure, une manière d’habiter le soin.

EN CONCLUSION…

Ce chapitre, pour moi, marque un tournant.

J’étais venu chercher des outils pour mieux comprendre les résidents.

J’ai découvert qu’il fallait d’abord apprendre à me comprendre moi-même.

Les biais, les jugements, les projections et mon état intérieur ne sont pas des ennemis à éliminer, mais des indicateurs de conscience.

Ils me rappellent que le soin n’est pas seulement un geste.

C’est un miroir.

Et plus je regarde honnêtement ce miroir, plus je deviens capable d’y voir l’autre vraiment.

Cette prise de conscience allait transformer radicalement ma façon d’être avec les résidents.

Parce que maintenant que je voyais mes filtres, je pouvais enfin commencer à entendre vraiment.

Et cette écoute-là, celle qui naît de la connaissance de soi, c’est elle qui allait ouvrir la porte à une rencontre authentique.

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