L’ILLUSION DU TOUT-RELATIONNEL 1/3 – Le refuge du Cantou
Janvier 2025. Premier jour à l’unité protégée.
Je pousse la porte du Cantou avec un mélange de soulagement et d’appréhension.
Seize résidents, six soignants en deux sous-équipes. Un salon, une cuisine ouverte, des couloirs courts.
Tout est à échelle humaine.
Fini les interminables couloirs du secteur classique où je parcourais des kilomètres pour enchaîner 12 toilettes avant midi.
Ici, l’espace respire. On se voit, on se parle, on se connaît.
REDÉCOUVRIR LE MÉTIER
Dès les premiers jours, je ressens ce que je cherchais.
La sensation de me recentrer sur le résident, sur la personne. Pas sur l’empilement des tâches, toilette, petit-déjeuner, transmission, médicaments, repas, coucher.
Non. Sur des présences.
Au Cantou, même en sous-effectif, on travaille différemment.
Pas parce qu’on a plus de moyens, on en a même moins depuis le départ de l’art-thérapeute, mais parce que la configuration change tout.
Petite équipe. Petit lieu.
Moins de brouhaha, moins de cacophonie.
On peut se parler sans hausser la voix.
On se connaît mieux entre collègues.
Les décisions se prennent plus facilement. Pas de réunions interminables, pas de transmissions à rallonge devant vingt personnes qui écoutent à moitié.
La communication est fluide. On s’ajuste, on se prête main-forte, on se prévient d’un regard quand Madame D. commence à s’agiter. On anticipe ensemble.
Et surtout, on connaît les familles. Les proches aidants ne sont plus des visages aperçus dans le couloir, des voix au téléphone qui réclament des nouvelles.
Ici, il y a une proximité, ils prennent parfois un verre au goûter ou participent même à une animation. La relation est plus saine, plus vraie, moins tendue. On se parle plus facilement.
NE PLUS ÊTRE ASSOCIÉ AU CHAOS
Ce qui me soulage le plus, c’est de ne plus être associé au secteur classique.
Là-bas, c’est le chaos permanent. Les effectifs fondent, la qualité s’effondre, les familles se plaignent. Et nous, les soignants, on devient des machines à « faire des soins ».
On manipule des corps, des malades.
Pas des personnes.
Pas des gens fragiles qui ont besoin de bien plus que d’être lavés ou nourris.
Je ne supportais plus cette façon de travailler. Elle me salissait. Elle abîmait mon identité professionnelle.
Je me considère comme un soignant solide en gériatrie, et être rattaché à un établissement où la qualité est en berne blessait autant mon ego que ma conscience.
Au Cantou, je respire. Je redécouvre mon métier. Ou plutôt, je redécouvre ce pourquoi j’ai choisi ce métier.
LA FORCE DE L’INTENTION
À ce moment-là, ma conviction est limpide : en gériatrie, on ne guérit pas les gens. On leur apporte du bien-être. Et ça passe essentiellement par la relation.
Leur donner du temps. De la présence. De l’écoute. De la considération.
Voilà le meilleur médicament pour les personnes âgées, surtout celles atteintes de démence.
Je prends conscience de la puissance de l’intention. Ce concept flou mais essentiel que la formation ASG commence à me faire toucher du doigt. L’intention, c’est ce qui transforme un geste technique en geste de soin. Ce qui fait qu’une toilette n’est pas qu’une toilette, mais un moment de rencontre.
Walter Hesbeen dit que « prendre soin » ne se confond pas avec « faire des soins ». Un même acte peut être habité d’humanité ou totalement vide de sens. Tout dépend de l’intention qui le porte.
Quand je pense à cette notion d’intention, j’ai la scène « d’Itinéraire d’un enfant gâté » de Lelouch avec Belmondo et Anconina qui s’impose à moi :
[(…) Sam Lion (Belmondo) : j’ai dit que tu vas apprendre à dire bonjour… la chose la plus importante dans la vie. Si tu dis bien bonjour, t’as fait la moitié du chemin. Dis-moi bonjour.
Albert (Anconina) (timide) : bonjour
Sam Lion : non là, t’as l’air de me dire au-revoir, dis-moi vraiment bonjour !
Albert (avec plus d’assurance) : bonjour
Sam Lion : dis-moi bonjour comme si j’étais un malade.
Albert : ben, bonjour…
Sam Lion : refais-le voir…
Albert : bonjour…
Sam Lion : je sens que tu es prêt à faire des choses pour moi. Mon cas t’intéresse plus que le tiens. C’est ça qui intéresse les gens, c’est que tu leur parles d’eux, pas de toi. Allez, redis-moi bonjour.
Albert : bonjour. (Sam ne semble pas convaincu). Non, je l’ai loupé celui-là ! Je m’en suis rendu-compte après. Bonjour.
Sam Lion : voilà, tu vois, tu le sens de toi-même maintenant.
Albert : ouais… je peux sourire en même temps ?
Sam Lion : tu peux si on sent dedans une certaine compassion. (…)]
Cette scène illustre parfaitement ce que je cherche à incarner au Cantou. L’intention derrière le geste. La présence derrière les mots. Le « bonjour » qui n’est pas qu’un bonjour, mais une vraie rencontre.
Même si je ne suis pas à l’abri d’un mauvais jour, j’ai ici le temps de cultiver cette intention.
De ne pas me laisser happer par l’urgence.
De poser des mots, de ralentir, de regarder les gens dans les yeux.
L’ANIMATION COMME SOIN
Je me lance aussi dans quelque chose de nouveau pour moi, l’animation. Pas des activités occupationnelles pour « les tenir tranquilles », mais des propositions qui font sens, qui créent du lien, qui stimulent ce qui reste.
Beaucoup d’essais. Beaucoup d’erreurs.
Des ateliers qui tombent à plat. Des résidents qui ne répondent pas. Mais aussi des réussites magnifiques. Des sourires retrouvés. Des éclats de rire. Des moments de présence partagée.
Ces petites victoires effacent largement les échecs. Elles me donnent la sensation de faire du vrai travail, pas de la gestion de flux.
LE SENTIMENT D’ÊTRE À MA PLACE

Pour la première fois depuis longtemps, j’ai le sentiment d’être à ma place.
Loin du tumulte du secteur classique. Loin des injonctions contradictoires, des réunions stériles, du sentiment d’abandon institutionnel.
Ici, on est une petite équipe qui tient bon. On n’a pas de solutions miracles, mais on a une cohérence.
On partage le même cap, la même ambition de mettre le résident au centre. Pas le protocole. Pas la rentabilité. Pas le planning. Le résident.
Certes, les styles diffèrent. Chacun a sa manière de faire. Mais l’ouverture d’esprit et le respect demeurent. On se prête mutuellement nos forces. On compense les faiblesses des uns par les atouts des autres.
Je me sens soutenu. Pas seul.
Et surtout, je me sens fier à nouveau. Fier de mon travail. Fier de pouvoir dire : « Oui, je travaille dans un Cantou, et on y fait du bon boulot. »
LA FORMATION ASSISTANT DE SOINS EN GERONTOLOGIE – UNE BOUFFÉE D’OXYGÈNE
Parallèlement, je commence ma formation ASG en avril 2025.
J’y entre avec une conviction chevillée au corps : la relation soigne. C’est elle qui fait la différence entre un EHPAD « usine » et un vrai lieu de vie. C’est elle qui permet de résister à la dégradation du système.
Je cherche des outils pour mieux incarner cette vision. Des concepts pour la nommer, la structurer, la défendre. Des repères pour ne pas tomber dans la routine, pour garder l’intention au cœur de chaque geste.
Les contenus de la formation, les échanges entre étudiants et intervenants, tout semble confirmer mon intuition.
Je me sens validé.
Compris.
Porté.
Et dès les premiers modules, je commence à voir mes résidents différemment. Des concepts émergent qui donnent soudain du sens à ce que j’observais sans pouvoir le nommer.
UNE PREMIÈRE PETITE VICTOIRE

Une notion abordée, à l’oral, en formation les comportements industrieux, m’ouvre l’esprit quant à la prise en charge d’une résidente. Ces gestes répétitifs, apparemment sans but, qui font écho à l’ancien métier du résident.
La personne ne « délire » pas, elle ne fait pas « n’importe quoi ». Elle reproduit des gestes professionnels ancrés depuis des décennies.
Et je repense immédiatement à Madame B.
Madame B. passe ses journées à déambuler, à déplacer les objets, les tables, les chaises avec une force herculéenne. Peu importe que quelqu’un soit assis ou pas sur la chaise. Vous imaginez le côté problématique et déclencheur de pas mal « d’animation »…
Mais maintenant, avec ce que j’apprends en formation, je comprends mieux.
Je l’avais déjà rencontrée avant mon transfert définitif au Cantou, lors d’un remplacement ponctuel à l’unité protégée en 2024. À l’époque, elle pouvait encore discuter et mobiliser ses souvenirs.
Elle m’avait raconté qu’elle était réalisatrice dans le cinéma.
Elle parlait de Gérard Depardieu avec qui, elle avait travaillé et qui « avait comme elle la maladie d’Alzheimer » parce qu’il oubliait tout le temps son texte. Vu les différents démêlés judiciaires de Gégé notamment avec la boisson, associé peut-être aussi à un manque de travail, on est en droit de douter de ses troubles de la mémoire dus à une pathologie, mais bon chacun se fera sa propre opinion…
Tout ça pour dire, que j’ai pris le parti de catégoriser son comportement comme je l’ai appris en formation, comme étant un comportement industrieux en rapport avec son travail.
Ça m’a permis d’avoir une entrée pour pouvoir communiquer avec elle, à travers la symbolique du cinéma, l’organisation du plateau pour le tournage, l’allusion au décor et à la scène suivante, etc. Ça n’est pas miraculeux mais parfois, ça fonctionne.
Voilà ce que je cherche, ces moments de justesse, où la relation, l’attention, la créativité permettent d’apaiser ce qui semblait insoluble.
Ce genre d’apprentissage de la formation ASG et il y en a beaucoup d’autres va se révéler déterminant. Parce qu’en mettant des mots sur ma pratique, je peux la questionner, l’affiner, la transmettre.
Mais la formation ne s’arrête pas là. Elle va me faire découvrir des outils que je n’aurais jamais imaginés utiliser. Le premier d’entre eux va transformer radicalement ma façon d’animer.
LE CONTE – QUAND LA FORMATION RÉVÈLE UNE PRATIQUE
Et puis, il y a eu ce cours sur le conte avec Carine Vendôme.
Gros « game changer » pour moi.
Quand elle nous a conté une histoire, j’ai été embarqué. Ça m’a mis dans une bulle, où j’étais bien. Comme quand tu te retrouves « hypnotisé » par un film, une série ou un livre que tu n’arrives pas à lâcher.
J’ai compris quelque chose d’essentiel.
Ce que je faisais déjà au Cantou, lire des histoires aux résidents, pouvait devenir bien plus puissant. Ce n’était pas juste une animation. C’était un outil thérapeutique.
La transformation de ma pratique
Je suis retourné au Cantou avec un regard neuf sur mes lectures. J’ai récupéré ma vieille édition des contes de Perrault que je gardais de ma scolarité, avec les textes en version originale du XVIIème siècle. Les grands classiques : Le Chat botté, Le Petit Chaperon rouge, Peau d’Âne, La Barbe bleue, La Belle au bois dormant, Cendrillon, Le Petit Poucet…
Au début, j’hésitais. Des histoires « enfantines » pour des adultes ? Mais je me suis rappelé l’expérience vécue en cours. Et après tout, ce sont des histoires bien ancrées dans l’imaginaire collectif. Donc, je me suis lancé.
Et ça a fonctionné. À ma grande surprise, ça a vraiment bien marché et assez rapidement.
L’organisation spatiale
J’ai d’abord voulu reproduire la configuration de Carine Vendôme : le conteur face au public en demi-cercle, comme au théâtre.
Sauf que… il fallait après le goûter changer les tables, bouger les résidents. Et une fois debout, certains partaient en « expédition ». Je créais un moment de transition, plus néfaste que bénéfique.
J’ai donc ajusté. Avant le goûter, je positionne les tables en longueur comme pour un banquet, et je m’installe bout de table, tel le maître de cérémonie. Le « fondu enchaîné » est parfait. Enfin, ça reste une UP, donc la perfection reste toujours un peu imparfaite.
Autre ajustement, je place dans mon espace proxémique proche les résidents qui ont des troubles auditifs et/ou qui sont appareillés. Et au plus près de moi, de façon à garder un contact physique (je leur tiens la main par exemple), ceux qui déambulent, pour leur laisser l’opportunité de rentrer dans l’histoire et d’apaiser leur agitation motrice.
Ça fonctionne. Pas toujours, mais très souvent.
Le travail de la voix
Avec la pratique, je me suis amélioré. Je bafouille moins, j’arrive à rendre le texte plus vivant en jouant avec ma voix. La vitesse, la hauteur, la puissance, la mollesse, la monotonie.
Souvent, je termine mes histoires avec un ton plus monocorde, monotone, pour signifier la lourdeur aux résidents. Mon objectif est qu’ils sortent de l’animation détendus, relax, pour entrer tout doucement dans la période de redescente émotionnelle de la fin de journée.
Sans le savoir au début, j’utilisais les principes du système nerveux autonome que j’allais découvrir plus tard dans la formation mais on en reparlera plus tard.
La preuve universelle
Un jour, le fils d’une collègue — 17 ans — est venu en stage d’observation. Il a assisté à une lecture. Le lendemain, sa mère m’a raconté qu’il avait été complètement happé par l’histoire, que ça lui avait apporté beaucoup de bien-être (il n’a pas utilisé ces termes exactement, mais c’était l’idée derrière son langage d’adolescent).
Les familles aussi assistent à ces histoires. Et ça leur plaît.
Cette anecdote m’a marqué. Le conte transcende l’âge, les troubles cognitifs. Il crée un espace de présence partagée, un moment hors du temps.
Ce que j’apprenais sans le savoir
Le cours sur les vertus thérapeutiques du conte avait transformé ma pratique intuitive en pratique consciente. Le conte n’était plus juste une lecture. C’était devenu un moment de soin relationnel, d’apaisement, de connexion profonde.
J’appliquais déjà ce que la formation ASG allait continuer à me révéler, l’importance de l’intention, l’adaptation au rythme de l’autre, la création d’un espace de rencontre authentique.
L’ÉTAT D’ESPRIT DU PRINTEMPS 2025
Le premier semestre 2025, je suis aux anges.
Installé dans mon refuge du Cantou, engagé dans ma formation ASG, je crois profondément que c’est par la relation qu’on sauve le soin. C’est par elle qu’on résiste à la déshumanisation. C’est par elle qu’on maintient l’humanité debout dans un système qui s’effondre.
Que si on donne assez de temps, assez de présence, assez d’écoute, alors on fait du bon travail.
Je ne sais pas encore que cette conviction, aussi belle soit-elle, est incomplète.
