PROLOGUE : NOTRE MAISON BRÛLE ET JE REGARDE AILLEURS…
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« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer et nous refusons de l’admettre. L’humanité souffre. Elle souffre de mal-développement, au Nord comme au Sud, et nous sommes indifférents. La terre et l’humanité sont en péril et nous en sommes tous responsables. Il est temps, je crois, d’ouvrir les yeux… »
Jacques Chirac – Sommet de la Terre de l’ONU, 2 septembre 2002
En 2002, Chirac prononçait son célèbre discours de Johannesburg sur l’urgence écologique. Vingt-trois ans plus tard, je me surprends à détourner cette phrase pour parler de mon EHPAD.
Le parallèle me fait sourire amèrement.
Même déresponsabilisation collective, même aveuglement volontaire. Hormis les soignants, tout le monde semble s’en accommoder.
Car oui, notre maison brûle.
L’EHPAD dans lequel je travaille depuis près de vingt ans s’effondre sous mes yeux.
L’EFFONDREMENT
Depuis 2024, en réalité depuis le COVID, les conditions de travail se sont considérablement dégradées.
Une quinzaine de démissions en cascade, dont des postes clés : médecin coordonnateur, cadre de santé. Des remplacements impossibles, des arrêts qui se multiplient, un poste supprimé pour « optimiser » les coûts. De moins en moins de personnel diplômé, une charge qui s’alourdit, une ambiance qui se délite. La qualité d’accompagnement se détériore au point que plaintes du personnel et des familles se multiplient.
Cerise sur le gâteau, la presse révèle la dette considérable du groupe gestionnaire. Beaucoup s’interrogent sur la pérennité de leur poste.
On ne parle même plus de conjoncture dramatique. C’est le chaos, point final.
Entre anciens, nous ne voyons plus comment relever la tête. L’avenir paraît sombre, et j’aurais pu partir comme certains collègues. Mais je suis attaché à cette structure, à l’histoire de ce lieu avec lequel j’ai grandi professionnellement.
Nous sommes plusieurs « vieux briscards », les fameux adeptes du « c’était mieux avant », à vouloir reconquérir une qualité d’accompagnement que nous regrettons. Nous idéalisons probablement le passé, mais on s’en moque parce que c’était quand même, vraiment mieux avant !
Malgré la gravité de la situation, j’y crois encore.
Le problème, c’est que nous qui constituions habituellement la force de proposition, les « murs porteurs » de la structure, nous n’avons plus d’essence.
Nous sommes usés, « cramés », craquelés à l’image de l’institution.
Tout se fissure.
Plus personne n’a l’énergie d’impulser le moindre mouvement pour freiner cette descente aux enfers, pour enrayer cette bascule vers le côté obscur.
LA FUITE
Alors moi, mâle blanc de cinquante ans, héritier de la gouvernance patriarcale de mes ancêtres, devant un tel chantier, je n’ai d’autre choix que de…
FUUUUUUUUUUUUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIRRRRRRRRRRRR !
Mais pas de partir. En bonne poule mouillée qui se respecte, je me suis réfugié dans le seul endroit où je me sentais à l’abri : l’unité qui porte bien son nom… protégée.
Petit paradoxe, alors que tous les résidents veulent en sortir, que peu de soignants acceptent d’y travailler, je n’ai qu’une envie, y entrer et y rester.
C’est donc en janvier 2025 que j’ai choisi de détourner le regard.
LE REFUGE DU CANTOU
Ce qui a motivé mon transfert, ce n’était pas vraiment la lâcheté, mais deux affects plus profonds : le ras-le-bol du travail bâclé dans l’urgence, et la honte d’être associé à un établissement devenu si peu qualitatif.
Je me considère comme un soignant solide en gériatrie. Être lié à un EHPAD qui se dégrade blesse autant mon ego que ma conscience professionnelle. N’entrevoyant aucune amélioration à l’horizon, personne capable d’incarner une « remontada », je suis parti par instinct de survie, en quête de ce que je pensais être mon Eldorado.
Pourquoi le Cantou ?
Cette unité a toujours occupé une place à part dans l’établissement. Soit on adhère complètement, soit on déteste et refuse d’en entendre parler.
Les arguments des « anti » sont connus : espace clos de petite taille avec seize résidents, impression d’étouffer, présence systématique des résidents dans leur monde « décalé », malaise face aux troubles du comportement, peur des cris, de l’agressivité, nécessité d’organiser des activités…
Tout ce qui rebute certains m’attire !
Je veux travailler dans un espace à taille humaine, maîtriser le flux, parcourir moins de kilomètres, perdre moins de temps en déplacements, gagner du temps avec les résidents. Basculer du « soin pur et dur » vers un accompagnement holistique, animations, rythmes de vie, esprit cocooning, sentiment d’habiter un véritable lieu de vie.
C’est aussi un défi personnel, devenir excellent en écoute, en communication « thérapeutique », dans le relationnel. Retrouver le cœur de mon métier. Revenir à l’essence même du soin, à la relation soignant-soigné.
Bien sûr, même à l’unité protégée, nous travaillons en mode « dégradé ».
Nous avons même perdu notre art-thérapeute démissionnaire, et bien sûr non remplacée.
Mais cette difficulté ne m’impacte pas outre mesure.
Les effectifs du Cantou sont modestes mais lisibles. Six soignants répartis en deux sous-équipes en contre-roulement. Ces petites équipes rendent l’organisation plus gérable. Moins de brouhaha, de cacophonie. Une sensation de calme, d’apaisement, de contrôle de nos pratiques. L’impression de moins subir.
Certes, les styles diffèrent, mais l’ouverture d’esprit et le respect demeurent. Chacun met ses forces au service du résident et du collectif, s’efforçant de bien travailler en gardant le cap, remettre l’église au milieu du village, enfin plutôt remettre le résident au centre de l’accompagnement.
UN NOUVEL ESPOIR
Début 2025, tout semble rouler. Je prends mes marques progressivement, redécouvre mon métier, me recentre sur la relation, lance des animations, chose d’ailleurs inédite pour moi. Beaucoup d’essais, d’erreurs, d’échecs, mais aussi des réussites dont l’effet sur mon moral efface largement le négatif.
Parallèlement, je m’inscris à la formation ASG (Assistant de Soins en Gérontologie).
Une formation que j’attendais depuis longtemps.
L’occasion de faire évoluer ma façon de travailler, d’acquérir des outils, de rencontrer des pairs qui, comme moi, questionnent leurs pratiques et veulent s’améliorer.
En avril, j’entre en formation avec impatience. C’est une bouffée d’oxygène face à la situation de mon EHPAD.
J’y vais convaincu que je suis sur le bon chemin.
Convaincu aussi que la relation est thérapeutique.
Que c’est ça, le cœur du soin en gérontologie.
Plus important que les protocoles, plus important que la technique. La relation, la présence, l’écoute, l’empathie.
C’est ce qui fait la différence entre un « lavieumatic* » (structure où des familles en difficultés déposent leurs vieux pour qu’ils soient nettoyés et entretenus. Ce processus se fait souvent à la chaine. Ce n’est pas gratuit, il faut quand même mettre une petite pièce dans la machine) et un vrai lieu de vie, un vrai accompagnement.
Je veux des outils pour mieux incarner cette vision. Des concepts pour la nommer, la structurer, la défendre. Des repères pour éviter de tomber dans la routine, pour garder l’intention au cœur de chaque geste.
Le premier semestre 2025, je suis aux anges.
Réfugié dans mon Cantou, engagé dans ma formation, porté par la conviction forte que c’est par la relation qu’on sauve le soin.
C’est par elle qu’on résiste à la dégradation, qu’on maintient l’humanité debout dans un système qui s’effondre.
Socialement, faut être honnête, c’est aussi plus gratifiant de parler de ces concepts humanistes que de dire qu’on travaille dans un hospice, mouroir, Ehpad.
J’admets être taquin, je grossis un peu le trait mais ça reste quand même proche de la réalité.
* « Lavieumatic » est un néologisme comme Bientraitance. A la différence que le mien est certes moins joli, mais probablement plus proche de l’ambiance qu’il règne dans le secteur de l’EHPAD aujourd’hui…
LE VOYAGE COMMENCE
Début 2025, je me suis donc réfugié au Cantou. Convaincu que là-bas, j’aurais enfin le temps de soigner comme je l’entendais. Convaincu aussi que la formation ASG allait me donner les outils pour incarner cette vision du soin centrée sur la relation.
Je cherchais une méthode.
J’allais découvrir un miroir.
Je voulais apprendre à mieux accompagner les autres.
J’allais comprendre que je ne pouvais pas les accompagner plus loin que je ne m’étais accompagné moi-même.
Pour dire les choses plus simplement et parce que je ne serai sans doute pas lu que par des génies (certaines de mes collègues passeront sûrement par là… Je plaisante les filles, bisous), si l’on veut progresser dans l’accompagnement de l’autre, il faut d’abord faire un minimum de travail sur soi, sur ses émotions, sur sa façon de réagir, sur la connaissance de soi.
Ce micro-projet raconte cette transformation, ce parcours initiatique.
Comment, en croyant fuir le chaos, j’ai trouvé un refuge temporaire.
Comment, en croyant que la relation suffisait, j’ai découvert qu’elle était indissociable de la compétence clinique.
Et comment, en entrant dans cette formation ASG, j’ai ouvert une porte que je pense ne jamais refermer, celle de la connaissance de soi.
Mais pour l’instant, en ce printemps 2025, installé dans mon Cantou, engagé dans ma formation, je ne savais rien de tout cela.
Je croyais juste que j’allais enfin pouvoir bien travailler.
Je croyais que la relation suffirait.
J’avais tort.
